
La charrue avant les bœufs
Vitesse, simplification, les valeurs dites modernes nous conduisent souvent à la précipitation et à des erreurs de comportement. Dans notre hâte de résoudre un problème, sans doute avec une dose d’angoisse de ne pas y parvenir, nous cherchons une solution avant de l’avoir compris véritablement. Nous cherchons inconsciemment à quoi il ressemble, pour trouver la solution dans le catalogue de solutions que nous avons déjà dans la tête. Nous posons le problème en fonction des solutions auxquelles nous pensons, au lieu d’en étudier les contours, de l’analyser, de comprendre ses spécificités. Tout va bien quand il s’agit d’affaires courantes, répétitives, mais ce comportement nous enferme dans un univers déjà connu, et nous conduit à des réponses standardisées là où il faudrait innover.
Un phénomène bien identifié par le psychologue américain Abraham Maslow (1) . Il le traduit en une formule provocatrice : « Si le seul outil que vous avez est un marteau, vous verrez tout problème comme un clou ». Nous tentons de ramener toutes les interrogations dans un cadre connu. Pas génial quand il faut affronter des évènements inédits, dans un monde en profonde évolution. Au pire, nous retrouvons la célèbre plaisanterie du réverbère. C’est la nuit, et vous cherchez sous le réverbère les clés que vous avez perdues, parce que vous y voyez clair, alors que vous savez que vous les avez perdues ailleurs. Vous êtes très fort dans une discipline, et vous voyez tous les problèmes par le prisme de cette discipline, même si vous savez que ce n’est pas la bonne approche. C’est plus fort que vous, vous raisonnez dans l’univers qui vous est familier, en espérant un miracle, à savoir que les solutions s’y trouvent.
Le développement durable, c’est poser la question avant de donner une réponse. Ne pas mettre la charrue avant les bœufs, comme dit la sagesse populaire. Les raisons pour faire l’inverse sont nombreuses.
Chaque groupe, culturel, politique ou professionnel, a son pré carré, avec ses codes et ses repères. Les réponses aux questions qui peuvent se présenter doivent, par définition, se trouver dans leur champ, et conforter leur position. La tentation est forte, dans ces conditions, de faire en sorte que la question perçue conduise aux réponses disponibles. L’administration est un bon exemple de ce type de comportement. Le statut de haut fonctionnaire, et le rôle de tutelle de secteurs d’activité, lui laisse penser qu’elle détient les solutions à tous les problèmes, alors qu’elles se trouvent dans la société, et tout particulièrement parmi les intervenants du domaine. Les groupes politiques adossés à une idéologie vont rechercher à s’inscrire dans leur ligne, et présentent les affaires de manière à alimenter leur discours. Les groupes professionnels vont « vendre » les pratiques qu’ils connaissent bien. Les questions gênantes, celles qui n’entrent pas dans les cadres préétablis, sont soit reformulées, soit mises de côté, si bien que les vrais problèmes restent sans solution solide et durable. Une forme d’immobilisme de la pensée s’impose silencieusement, tandis que l’esprit d’innovation se perd, et avec lui la culture du risque.
Ajoutons les dialogues de sourds et les confrontations stériles, face à des situations bloquées, et la montée de l’exaspération et des prises de positions radicales et expéditives. Le besoin de réaction pousse souvent à des mesures que chacun sait inopérantes, mais l’inaction est interdite, il faut faire quelque chose pour satisfaire l’opinion ou telle institution.
Le cas des retraites est significatif. Abordé exclusivement sous l’angle comptable, les réponses apportées s’avèrent toutes rapidement dépassées, sans pour autant réduire les oppositions entre les parties, chacune figée sur des positions « préparées à l’avance ». Le vieillissement de la population et la conception du travail tout au long de la vie offrent pourtant le socle à partir duquel chercher des solutions originales, loin des formules traditionnelles avec toujours les mêmes curseurs à manipuler.
Le monde change, et les modes de pensée d’hier ne fonctionnent plus aujourd’hui. Prenons le temps de comprendre le sens de chaque nouvelle affaire, quelles sont ses origines, quelles sont les attentes, quels sont les acteurs et comment ils raisonnent, car le jeu des acteurs est toujours essentiel. Cette phase de compréhension, laquelle doit être partagée, est incontournable avant de se lancer dans la recherche de solutions. Pour remettre les bœufs devant la charrue.
1 - Dans The psychology of science, 1966
Edito du 14 mai 2025
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