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Gouvernance

Clou

« Si le seul outil que vous avez est un marteau, vous verrez tout problème comme un clou », nous dit le psychologue américain Abraham Maslow1. Notre culture et nos compétences nous font voir le monde non pas tel qu’il est, mais comme nous le voudrions pour être à l’aise, pour le comprendre et intervenir dessus. Cette observation nous rappelle la fameuse histoire du réverbère. C’est la nuit, et vous cherchez sous le réverbère les clés que vous avez perdues, parce que vous y voyez clair, alors que vous savez bien que vous les avez perdues ailleurs. Vous êtes très fort dans une discipline, et vous voyez tous les problèmes par le prisme de cette discipline, même si vous savez que ce n’est pas la bonne approche. C’est plus fort que vous, vous raisonnez dans l’univers qui vous est familier, en espérant un miracle, à savoir que les solutions s’y trouvent.
Nous avons été nourris au lait de la croissance matérielle dans un monde sans limites. Nous continuons à raisonner dans ce cadre, alors que nous savons que le monde n’est pas infini. « Le temps du monde fini commence », nous disait notamment Paul Valéry, c’était en 1931. Les solutions d’hier ne peuvent être du même type que celles recherchée pour aujourd’hui et pour demain. Pour illustrer l’importance de ce changement de perspective, il faut se référer à d’autres bouleversement de notre vision du monde, telle que l’acceptation que ce soit la Terre qui tourne autour du soleil et non l’inverse, ou que la Terre n’est pas plate.
S’y ajoute, avec la référence au clou et au marteau, le fait que chacun fonctionne avec sa mentalité, souvent forgée par ses origines et sa formation. Chacun coure dans son couloir, c’est mentalement plus rassurant. Le comptable croit avant tout en les vertus de l’équilibre comptable, pour le juriste, hors du droit point de salut, pour l’ingénieur, c’est la technologie qui apportera le salut, etc. Chacun a en partie raison, chacun possède une part de la solution, chacun, avec son marteau personnel, voit un clou, et il y a autant de clous que de spécialistes. Aucun ne peut réussir seul, car toutes ses approches s’interpénètrent, l’esprit d’équipe est la condition à remplir pour trouver la voie à suivre. C’est en multipliant les points de vue que la lumière vient.
Le problème vient quand un clou, et par suite un marteau, devient dominant. Soit que la décision dépende d’une seule personne, soit que tous les décideurs aient la même origine. Un seul regard, en définitive, une seule vision du monde et des questions à régler. Notre tradition des grands corps de l’Etat, avec leurs modes de sélection et les écoles qui formatent les esprits, présente le danger d’une approche des choses de la vie à travers le même prisme, pour ne pas dire avec les mêmes œillères. Un risque qui se retrouve aussi bien pour les corps techniques que pour les corps administratifs, avec au premier plan feu l’ENA. Des écoles où « l’on apprend à avoir raison », pour reprendre une boutade expressive. Un héritage napoléonien, avec le principe d’interchangeabilité de tous les fonctionnaires, qui impose de fait une seule manière de penser. Ne nous étonnons pas de l’incompréhension qui se développe, ensuite, entre cette « élite » qui croit dur comme fer aux valeurs sur lesquelles elle a été recrutée, et qu’elle porte en son sein, et de larges pans de la société, pour lesquels il existe bien d’autres sujets de préoccupation. Et quand le président et l’essentiel des ministres proviennent du même moule, ce qui arrive le plus souvent, le décalage ne peut que s’accroître.
La question de l’environnement, avec notamment le climat et la nature, ne figure que depuis peu de temps aux programmes de ces grandes écoles, et il est clair que les dirigeants actuels, formés bien avant, ont le plus grand mal à l’aborder en tant que telle. Leurs marteaux ne conviennent pas à ce type de clou. La manière dont la convention citoyenne sur le climat a été organisée, et l’impossibilité de lui donner une suite sérieuse, témoignent de cet écart, qui peut rapidement tourner à une discordance. L’incompréhension de nos gouvernants face à la montée des gilets jaunes en est un autre exemple. Le mot même « élite » est devenu un objet de rejet, fruit de l’incompréhension réciproque qui s’est installée au cours des années.
Prendre du recul, admettre que son point de vue n’est pas le seul légitime, n’est pas facile. L’ouverture d’esprit nécessaire pour affronter les profonds changements que nous devons entreprendre pour intégrer la finitude du monde n’est pas donnée. Nous n’aimons pas l’incertitude et le risque de se tromper, et cela se comprend. Et pourtant la voie du développement durable n’est pas tracée, nous devons l’ouvrir avec une grande part d’inconnu. Un seul point de vue, un seul marteau, issu du monde d’hier, serait doublement dangereux. Parce qu’il serait unique, et parce qu’il serait obsolète.
1 Dans The psychology of science, 1966

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