Marché
Alpha et oméga pour les uns, gros mot pour les autres, le marché est au cœur de débats sans fin, notamment en ce qui concerne l’emploi, dont une part est « hors marché ». Est-ce durable ?
Il y a de nombreux marchés, comme celui où vous allez faire vos courses, et tous ceux spécialisés sur un thème, comme les matières premières ou l’emploi. C’est ce dernier aspect que ce billet veut aborder.
Il est fréquent d’entendre que les seuls emplois qui comptent sont ceux financés par le marché, les entreprises commerciales et l’économie marchande, au mépris des emplois « hors marché », pris en charge par la puissance publique. Les emplois aidés sont, dans cette catégorie, les plus souvent raillés, et présentés comme des aimables plaisanteries ou des artifices politiques. Ce serait vrai si tous nos besoins étaient satisfaits par le marché, mais vous savez qu’il n’en est rien.
Il y a sans doute un débat légitime sur la manière de créer et de gérer ces emplois, mais cela n’affecte pas leur utilité, et par suite leur légitimité. De nombreux services sont rendus hors marché, pour chacun d’entre nous ou pour la collectivité. L’économie familiale et l’auto production en sont une première forme, une activité dont l’importance, la valeur ajoutée s’il fallait avoir recours à l’économie marchande, est au moins égale au PIB. Celui-ci, justement, est loin de rendre compte de toutes les dimensions de nos vies, et c’est dans cet écart que se trouvent les gisements pour des emplois « hors marché ». En voici quelques exemples.
Le lien social prend une valeur croissante dans nos sociétés, de plus en plus atomisées et où la solitude est un lot trop répandu. Un fléau aux conséquences multiples, personnelles en premier lieu, mais aussi collectives car ses effets se font sentir dans la vie économique, la santé, la sécurité etc. La richesse de la vie sociale n’apparait pas dans les comptes publics ni dans le marché, mais elle n’en a pas moins une grande valeur, et son défaut peut couter très cher.
Les enfants désœuvrés et sans repères représentent également un énorme potentiel pour des emplois fort utiles. Le coût de l’échec scolaire et des voitures brûlées en est une des démonstrations, et il s’agit d’un investissement humain primordial pour l’avenir. Ce n’est pas un hasard si les mouvements scouts de toutes obédiences se développent aujourd’hui dans les banlieues, pour ne prendre qu’un indice de ce qui pourrait se développer. Autant de jobs d’animateurs, bénévoles ou « aidés » qui constituent un gisement d’emplois hors marché. Des emplois d’avenir pourrait-on dire, si l’expression n’était pas déjà prise.
Les champs du social et de l’éducatif sont larges, et le gisement des emplois souhaitables pour éviter des coûts sociaux considérables est à leur mesure. Le bénévolat prend en charge une partie de ces tâches, mais il est évidemment plus fragile qu’une organisation à base de professionnels et d’emplois rémunérés. Leur financement pourrait être assuré par les économies sur les budgets d’action sociale que leur défaillance provoque. Les coûts évités, voilà le budget sur lequel tirer pour financer ce travail « hors marché ».
Il y a aussi de nombreuses tâches non assurées dans des domaines d’intérêt général. L’entretien du patrimoine, naturel ou culturel, en est un exemple bien connu. Là encore, ces emplois ne sont pas gratuits. La défaillance dans ces domaines des acteurs privés, et souvent publics, coûte cher à la collectivité : Incendies de forêt, inondations, besoins accrus de traitement de l’eau potable, etc. L’entretien du paysage, des monuments historiques et du petit patrimoine vernaculaire est un élément déterminant pour l’attractivité d’un pays, et représentent une vraie valeur financière. Robert Poujade, ancien maire de Dijon et premier ministre de l’Environnement affirmait que son secteur sauvegardé rapportait plus d’argent à sa ville que sa zone industrielle.
Coûts évités, préservation d’un patrimoine et attractivité des territoires représentent globalement des sommes considérables, bien assez pour financer des emplois « aidés ». Ce ne sont pas des aumônes, ni des « puits sans fond ».
Face à ces besoins non ou mal satisfaits, d’importants gisements d’emplois peuvent être mobilisés. Outre ces emplois aidés, il y a le service civique, les nombreux retraités qui cherchent à se rendre utiles ou à prolonger une activité, les bénéficiaires du RSA, des étrangers demandeurs de droit d’asile, etc. Des emplois « hors marché » pour satisfaire des besoins eux-mêmes « hors marché ».
Il reste à organiser la rencontre entre l’offre et la demande « hors marché », et c’est sans doute là la principale difficulté. L’encadrement et l’administration des personnes engagées dans cette voie, dont les motivations et le mode de fonctionnement ne peuvent être ceux des salariés du « marché », doivent être adaptés à ce contexte très particulier, ce qui exige un réel investissement en termes de management. Tant que ces activités seront considérées comme marginales et de peu d’intérêt, il est à craindre que l’effort de créativité managériale nécessaire soit insuffisant. Les prouesses que réalisent tous les jours certaines grosses ONG témoignent de la difficulté de l’exercice.
Le marché présente de nombreuses vertus, que je ne détaillerai pas ici, mais son domaine est loin de recouvrir tous les aspects de la vie. L’oublier, et négliger les valeurs « hors marché », notamment en se concentrant sur le « cœur de métier », sous l’œil acéré des contrôleurs de gestion et autres maniaques d’une vision étriquée de la performance des politiques publiques, feraient courir le risque à la société de crises sociales ou environnementales dont le coût serait bien supérieur aux économies réalisées. L’action coûte cher, mais l’inaction peut coûter beaucoup plus cher.
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