Il ne suffit pas d’avoir raison
« Le prophète qui avait raison », en librairie le 10 mai, nous le rappelle opportunément. L’alerte est nécessaire, incontournable, mais elle ne suffit pas. Il faut des réponses, des voies pour sortir des impasses. René Dumont le savait bien, lui qui, après avoir enseigné une agriculture dite « moderne », industrielle, s’est converti à une approche écologique, des solutions fondées sur la nature dirait-on aujourd’hui, et a su les faire adopter. Des solutions souvent traitées d’utopistes, concept repris d’ailleurs par René Dumont dans son livre « l’utopie ou la mort (1) ». Le problème est donc de rendre cette « utopie » crédible, et de donner envie de s’y engager, malgré les incertitudes qu’elle comporte. Tel est le défi auquel l’écologie est confrontée depuis 50 ans si le point de départ est la candidature de René Dumont à la présidentielle, mais bien plus si la référence est, par exemple, le livre de Rachel Carson « Le printemps silencieux », paru en 1962.
Plusieurs raisons pour expliquer la difficulté de l’exercice.
Il y a la résistance au changement. Un sentiment courant, doublé ici d’une inquiétude face à la part d’inconnu que comporte ledit changement. Nous savons que nous ne pouvons pas continuer comme avant, mais nous n’osons pas abandonner nos pratiques. Il faut de la volonté pour sortir du chemin tout tracé, il faut le décider, prendre des risques, alors que le « rien faire » ne se décide pas. Il est tellement plus confortable !
Il y a la puissance du modèle en place, avec en arrière-plan la formidable croissance des 30 glorieuses. Celles-ci ont forgé nos mentalités, nous ont habitués à chercher dans la croissance la solution à tous nos problèmes, comme si la croissance traditionnelle pouvait se prolonger indéfiniment. C’est une autre forme de croissance qu’il faut imaginer, une croissance de notre bien-être qui ne soit pas prédatrice de toutes les ressources de la planète. Une croissance compatible avec un monde « fini ». Une révolution dans nos esprits.
Il y a la maladresse des porteurs de l’utopie. Les écologistes tentent de « vendre » une approche de la qualité de vie qui leur est propre, mais qui n’est pas celle du plus grand nombre. La frugalité, la sobriété, peuvent rendre heureux, mais ce sont des mots qui rappellent trop la privation, voire la régression. « On n’attrape pas les mouches avec du vinaigre » dit la sagesse populaire. Un autre argument pour le changement est la peur des catastrophes qui nous attendent, argument contre-productif le plus souvent. La peur pousse au repli sur soi, elle paralyse bien plus qu’elle ne dynamise. Elle renforce la résistance au changement.
Et puis, il y a la méfiance vis-à-vis des entrepreneurs. Ce sont eux qui ont transformé le monde, qui en ont fait ce qu’il est aujourd’hui, avec la dégradation de l’environnement que nous observons chaque jour. Le vocabulaire écologique est à première vue hostile aux entrepreneurs. Le principe de précaution est perçu comme paralysant, « on ne peut plus rien faire ! », alors que c’est un élément central d’une culture du risque que les entrepreneurs devraient apprécier. Zéro est aussi fréquent dans ce vocabulaire, qui semble dite que la moindre initiative est mauvaise, et que nous ne savons pas faire bien pour l’environnement. « Décroissance » présente un aspect défaitiste, qui n’encourage pas à foncer, alors qu’une autre croissance, l’invention de nouveaux modèles de croissance serait autrement plus motivante. Les « anti-mondialisation » ont su se muter en altermondialistes. Un exemple à suivre. Bref, les écologistes n’ont pas cherché à attirer de véritables entrepreneurs, ceux qui ont envie de marquer leur époque en portant le changement. Les tenants de l’alerte ont toujours une place, mais ils doivent laisser le devant de la scène à des entrepreneurs, au sens large du terme, des personnes capables d’imaginer et de mettre en place un monde nouveau, cette utopie tant recherchée. Donner un nouveau sens au mot « performance ».
René Dumont, qui nous a alerté, était aussi un entrepreneur, et c’est ce qui a donné de la force à son discours. Il ne suffit pas d’avoir raison, il faut aussi savoir « vendre » un nouvel imaginaire, pour que le monde change.
1 - Paru aux éditions du Seuil en 1974
Edito du 8 mai 2024
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Commentaires
Mais sans avoir su, ni l'un, ni l'autre, convaincre, et faire partager sa conviction aux autres. Pour René Dumont, qui fut mon professeur, il était certes “entrepreneur”, au sens où “il se la jouait perso”, mais sans avoir le don, la qualité du bon dirigeant, qui est d'entraîner avec lui.
Sous cette réserve, je suis en quête de l'application pratique de l'argumentaire déployé, pour le PNR de Millevaches: comment convaincre de la valeur du projet porté par le PNR, alors qu'il apparaît encore d'abord comme une contrainte, négative?
Pour information, j'ai rédigé pour la Revue forestière française un article sur "le prix de la tranquillité”: il est focalisé sur la vente de bois, mais pourrait largement se généraliser, dans la ligne ce cet édito: l'article est en ligne.