Prendre prise sur un monde insaisissable
Nous vivons une époque paradoxale. D'un côté nous sommes de plus en plus éduqués, nos étudiants sont de plus en plus nombreux, nous avons accès à une information extraordinaire grâce à Internet, aux innombrables chaines de télévision. Bref, nous nous sentons en mesure de prendre notre destin en main. Nous voulons participer pleinement aux décisions, nous voulons comprendre celles qui sont prises en notre nom. Une forte exigence d’empowerment ou d'« empuissancement » comme disent nos amis québécois, de décider quel sera notre avenir. Et de l'autre, nous voyons un monde d’une complexité infinie, avec des interactions dont le nombre s'accroit de jour en jour, des interlocuteurs inconnus, des problèmes inédits et globaux, en perpétuelle évolution, avec une accélération du temps (source d’aliénation selon Hartmut Rosa) dans laquelle nous sommes emportés, bref un monde incontrôlable et un avenir de plus en plus incertain. Nous voulons plus de prises sur un monde insaisissable.
Face à cette équation insoluble, la frustration nous guette, et même le stress. Le moral est au plus bas, certains dépriment, d’autres se replient sur eux-mêmes et le confinement n’arrange rien. La confiance en soi, la foi en son avenir, s’effritent. Comment, dans ces conditions relever les défis qui nous attendent, transformation de l’économie, dérèglement climatique, inégalités, etc. Il en faut, de l’énergie, de l’audace, pour avancer sur tous ces champs, et vaincre les résistances au changement qui ne manqueront pas de se manifester.
Une première réponse est de se concentrer sur son environnement immédiat, là où chacun peut exercer son influence. Parmi les initiatives que l’on observe sur la mise en œuvre de la transformation sociale attendue, il y a de nombreuses actions locales, une ville, un quartier, un « pays ». Elles sont parfois globales, comme les « villes en transition », mais elles ont la plupart du temps une « porte d’entrée » particulière, comme l’alimentation, la lenteur, les énergies locales, etc. Mais une fois la démarche engagée sur cet aspect, elle s’étend rapidement à d’autres domaines, elle concerne alors le mode de vie, les relations sociales, l’aménagement du temps, la monnaie, etc. La raison en est que le projet initial a permis à de nouveaux réseaux de se constituer, de faire tomber des barrières culturelles ou institutionnelles, et de créer une envie de changement sur la base des premiers succès. Ces « clusters » de développement durable restent toutefois fragiles, à la merci de mouvements des uns ou des autres pour des raisons professionnelles ou familiales, et souvent confrontées aux structures traditionnelles qui restent présentent aux alentours, n’attendant qu’une occasion de reprendre le territoire qu’elles ont perdu. Elles cherchent à se consolider en s’organisant et en recherchant une forme de reconnaissance officielle. Les territoires zéro chômage de longue durée, par exemple, se sont constitués en association et sont portés par une loi, en tant qu’expérience susceptible d’être étendus par la suite. Le développement de ces « laboratoires du futur » est donc conditionné à la fois par une forte mobilisation locale, et une implication des pouvoirs publics, deux ingrédients incontournables. Offrir des perspectives, susciter des projets, devient ainsi une des réponses les plus efficace au besoin de chacun d’agir sur le monde.
Ces initiatives sont loin de concerner tout le monde, tous ceux qui cherchent à reprendre la main sur leur vie, lui donner un sens. L’entreprise, l’université, le lieu de travail offre un autre cadre d’influence, mais très variable selon les cas, et réservé à ceux qui ont un emploi stable. Pour beaucoup, ils ne pourront compter que sur eux-mêmes pour trouver la manière de résoudre la contradiction entre leur besoin de maitrise de leur sort et l’absence de prise sur un monde en constante évolution. Il est de plus en plus question d’un soutien psychologique, rendu nécessaire par la crise sanitaire et économique. La société ne l’offre plus spontanément dans son fonctionnement ordinaire, comme autrefois dans un univers plus solidaire mais soumis à un pesant contrôle social. Des structures de type médical ou social peuvent être imaginées dans le cadre d’une crise passagère, mais celle-ci révèle assurément une carence à combler même en temps réputé « normal ».
Edito du 25 novembre 2020
- Vues : 1141
Ajouter un Commentaire