Travail
Nous sommes au royaume des contradictions. Comment réhabiliter la valeur travail, quand celle-ci pèse de moins en moins sur la valeur globale de la production ? Comment concilier l'aspiration à travailler moins, qui s'est manifestée avec force au cours du dernier siècle grâce à l'efficacité des machines, et le respect que nous devons au travail humain ?
La fête du travail amène à se poser la question de la place du travail dans nos sociétés. Avec un dixième d'actifs chroniquement au chômage, et bon nombre qui ont abandonné l'espoir d'en trouver un et qui ne se portent plus candidats, avec un age moyen réel de départ à la retraite au dessous de 60 ans grâce à des formules de préretraites, il est clair que le travail n'est plus un sort partagé et ordinaire. Ajoutons que la durée hebdomadaire ou annuelle du travail, malgré les avatars des 35 heures, est sur un tendance lourde à la baisse, et le décor est dressé. Dans le journal du Dimanche daté du 30 avril 2006, Jean Viard, sociologue, nous rappelle que "les français ne travaillent plus que 10% de leur existence, contre 40% il y a un siècle".
Les manifestations pour l'emploi, la lutte contre la précarité, les taux de chômage alarmant observés dans certains quartiers, doivent être examinées au filtre de ce constat général. Il y a aussi la question des retraites, et de l'âge à la retraite pour tenter de conserver un équilibre entre actifs et retraités, et ainsi limiter les prélèvements sur les actifs. Bref, le débat sur le travail semble envahir notre société, alors qu'il n'est pas réellement esquissé sur le fond. Tout le monde en parle, mais sa fonction, son rôle dans la société n'est pas abordé. Le travail, torture ou voie de libération, condamnation ou instrument de réalisation de soi, la question semble oubliée aujourd'hui. Elle avait bien fait l'objet de travaux, d'ouvrages, de prises de positions contradictoires, mais aujourd'hui le débat est politiquement incorrect. Le travail est une valeur de référence, la société se construit autour de cet axe structurant. Le travail permet de répartir le revenu, de donner à chacun un sens à sa vie, un rôle dans la société, et il donne une occupation. Mais a-t-on assez de travail pour tout le monde, durablement ? L'ouverture des économies sur le monde nous amène à se poser la question avec prudence.
Restons pour l'instant en France, où l'on observe une productivité du travail remarquable. Les diminutions successives de la durée du travail sans baisse de salaire, ont amené les employeurs à organiser au mieux leurs personnels, à les équiper de matériel efficace, à substituer au travail humain des machines, des brevets, de la connaissance. Même du côté des retraites, sujet bien sensible, on constate que le nombre de retraités n'augmente pas aussi vite que la productivité du travail. Avec moins de personnels, on produit plus, et la tendance n'est pas près de s'inverser. Les restructurations d'entreprises que l'on voit se multiplier contiennent toutes des potentialités fortes d'augmentation de la productivité, et de craintes pour l'emploi.
Il faut donc reprendre le débat sur le travail. Tout miser sur le travail dans une société de consommation, donc de production, c'est prendre le risque d'augmenter à l'infini le besoin de ressources et de matières premières nécessaires pour assurer cette production. Est-ce vraiment durable ?
Deux pistes de réflexion doivent être ouvertes.
La première est sur les modes de production, et la nature de la production. C'est la recherche de la dématérialisation de nos économies, vers plus de services et une richesse fondée sur le savoir faire, la connaissance, la compétence, plutôt que sur des ressources prélevées dans l'environnement, et inévitablement rejetées après usage. Des gisements d'emploi considérables résident dans les arts, l'éducation, la santé, mais encore faut-il leur assurer un marché. Et même si la dématérialisatoin est en marche, à savoir la baisse dans la valeur ajoutée de la part de matière et d'énergie, les besoins minimaux de populations aujourd'hui privées de biens essentiels tendent à renforcer les pressions sur les ressources.
La seconde piste concerne l'avenir de société non pas sans travail, comme on l'a entendu parfois, mais avec peu de travail. Travailler deux heures par jour, tel était le titre d'un ouvrage d'un collectif, ADRET, publié en 1977 aux éditions du Seuil, dans le prolongement de mai 1968. Mais que faire de nos vies, si on travaille si peu, ne va-t-on pas vers un désengagement vis à vis de ce qui restera comme travail, tellement il apparaîtra marginal dans nos existences. C'est une nouvelle époque qui commence, ou qui a commencé sans que nos en prenions conscience, avec un temps libre à construire, et auquel il faut donner du sens, avec de nouvelles modalités de répartition des richesses produites.
La valeur travail est souvent mise en avant, ce qui disqualifie ceux qui n'en ont pas, que ce soit parceque il n'y en a pas pour tout le monde, ou qu'on soit mal préparé pour répondre aux besoins. Le débat sur le nouveau visage d'une société où le travail ne serait pas la référence majeure pour y trouver sa place, n'est pas engagé, malgré les efforts de quelques personalités comme Guy Aznar qui, depuis des années et dans de nombreux ouvrages tente d'alerter l'opinion sur la grande mutation que nos vivons (Emploi, la grande mutation, 1998, aux éditions Hachette Pluriel Référence). Le développement durable ne pourra longtemps passer à côté de cette grande question.
Chronique publiée le 1er mai 2006, revue le 22 février 2010
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