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Santé

Prothèse



Au départ, c’est un substitut. Une jambe de bois, une fausse dent. C’est aussi, par extension, un instrument qui aide à mieux utiliser son corps, à améliorer ses performances ou à palier ses faiblesses, comme des lunettes. Et bien vite, on ne peut plus s’en passer, cet être étranger s’est inséré dans nos corps, il fait partie de nous-mêmes. Nous sommes désemparés s’il vient à manquer, et nous vivons leur défaillance comme un véritables handicap.


Ce n’est pas tout. Progressivement, nous nous sommes entourés d’outils pour nous servir, au point qu’ils nous sont devenus indispensables : c’est une dépendance qui s’est installée, pour la bonne cause, bien sûr, c'est-à-dire pour notre liberté, notre bien-être, notre efficacité professionnelle.

Une de ces prothèses d’un nouveau genre est la voiture. Elle amplifie considérablement notre capacité de mobilité, ouvre notre espace de vie et de travail. C’est la botte des sept lieues des temps modernes. Toute l’organisation de nos territoires a été conçue pour lui permettre de se développer, sauf peut-être les centres des villes, qui ont résisté pour la plupart aux pressions bien connues pour « adapter la ville à l’automobile ». Le résultat est que tout le monde a une voiture, aujourd'hui, sauf dans les grandes villes, où on peut s’en passer et où elle coûte cher en stationnement. Nous sommes dans la société de l’Homo automobilus, l’Hommauto, pour reprendre l’expression de Bernard Charbonneau. Dans les campagnes, les petits bourgs ruraux, la voiture a modifié totalement le genre de vie : les commerces se sont regroupés en périphérie des villes, dans de grandes surfaces ; emploi et habitat, jadis proches, se sont éloignés, de même que les services publics, qui ont dû revoir leur implantation sur des mailles plus grandes, du curé au médecin, en passant par le facteur, qui a le plus souvent troqué le vélo de Jour de fête pour une camionnette. Fini, le bistro épicerie du village, et dans la foulée, fini le commerce ambulant, le charcutier qui faisait sa tournée deux fois par semaine, offrant ainsi aux habitants d’un hameau l’occasion de se retrouver, et de colporter les dernières novelles tout en s’approvisionnant. C’est dans les hypermarchés que ça se passe, à présent, et on y va en voiture. Sauf quand on n’a pas de voiture, ou qu’on ne sait pas conduire.

La prothèse voiture offre de multiples ouvertures, mais malheur à celui qui n’en est pas pourvu, c’est l’enfermement, le repli obligé. Les conséquences sont nombreuses, et sans doute pas durables. Les personnes âgées ne peuvent plus rester dans leurs maisons, et doivent déménager vers les centres, avec le traumatisme que représente l’abandon à un grand âge du lieu de toute leur vie, avec les souvenirs qui y sont attachés ; la recherche de terrains pas chers pour construire éloigne des centres les candidats à la construction les plus modestes, et provoquent des dépenses de transport énormes, parfois plus importantes que les remboursement des emprunts contractés pour la maison ; les imprudents qui ont perdu leur permis de conduire conduisent quand même, en toute illégalité, et sans assurance de surcroît, ne serait-ce que pour aller à leur travail ; certaines collectivités doivent mettre des voitures à disposition des chômeurs, pour qu’ils trouvent la mobilité indispensable pour trouver un emploi. Quand la prothèse est un plus disponible, non obligatoire, elle est en effet un instrument de liberté, d’augmentation de son champ d’activité, de son domaine d’intervention. Quand elle s’est banalisée au point qu’elle n’est plus un plus, mais qu’elle est devenue la base, le niveau de référence, elle devient un facteur d’exclusion pour tous ceux qui n’y ont pas accès. Adieu l’équité, bonjour les coûts sociaux. Ce n’est pas le sens de la durabilité, d’autant qu’il ne s’agit pas en l’occurrence d’une prothèse inerte et sobre, mais d’une source importante de dépenses, de consommations de carburant, et de rejet dans l’air de polluants de proximité et de gaz à effet de serre. Sans oublier que cette prothèse pourrait bien nous lâcher brutalement, en cas de crise du pétrole.

Il y a des parades, comme les « plans de déplacement des seniors », qui proposent des recommandations pour « la mise en place d'outils et de mesures visant à améliorer l'accès et à faciliter la lisibilité des Transports Collectifs urbains et inter-urbains ; à identifier des modes de déplacements "à la carte" (covoiturage, taxis à la demande, services d'accompagnement piéton et cycliste…) ; à multiplier les "services à domicile" ; à faciliter les déplacements du cercle amical et familial ou à développer la pratique de modes de déplacements alternatifs tels que de la marche et le vélo ».

On peut évoquer d’autres prothèses, comme l’ordinateur portable ou encore la clé USB. Mais il en est une qui s’est terriblement développée : le téléphone portable. Encore un instrument formidable, qui permet de se faire donner le code pour ouvrir la porte, de tenir informé ses proches ou ses clients de la moindre nouveauté, de bavarder entre amis tout simplement, partout et toujours. Mais de plus en plus, celui qui n’a pas son appareil magique devient une curiosité, un gêneur avec qui on ne peut pas communiquer. Et pourtant, on ne naît pas avec une oreillette, et on a vécu des millénaires sans cet appareil. La prothèse n’est plus source de liberté nouvelle, elle devient alors une obligation. Un espoir, malgré tout, qu’une prothèse nous libère d’une autre : le téléphone portable est au cœur des dispositifs de prêt faciles de voiture, et des systèmes de transports à la carte.

Ces facilités que la technique moderne nous offre avec ces prothèses seraient une bonne chose si elles ne nous affaiblissaient pas. Le téléphone portable permet de rattraper bien des oublis, de ne pas s’organiser sérieusement, puisqu’un coup de fil permet de réparer, de se mettre d’accord au dernier moment. Pourquoi prévoir, pourquoi faire un effort d’organisation, puisqu’ avec le téléphone portable on peut tout faire au dernier moment ? « Je crois que la plus grande faiblesse de la vie moderne, c’est d’amener une atrophie de nos facultés », disait René Dubos. Comment faire pour bénéficier pleinement des instruments de liberté sans en devenir dépendants ? Sans doute en leur donnant un vrai mode d’emploi.

Chronique publiée le 17 octobre 2006

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