Kinésithérapeute
Une bonne partie du travail du kinésithérapeute, kiné pour faire simple, consiste à soulager de vieilles douleurs. Notre corps est souvent malmené, mais nous ne sommes pas des mauviettes. D’abord nous savons encaisser, et ensuite, il faut bien le dire, notre corps est très gentil, pour ne pas dire complaisant. Il s’arrange de tout. Il est touché, affaibli sur un point, une vertèbre légèrement déplacée par exemple, il compense le petit problème. D’abord, ce n’est pas grave, ça n’empêche pas de vivre, et en plus, on n’a pas le temps de s’en occuper, de soigner ce petit bobo. Notre corps, bon prince, accepte de parer au plus pressé, il sollicite de lui-même quelques muscles pour que tout fonctionne comme avant. On oublie vite ce qui s’est passé, on considère que le problème est résolu. L’effort de compensation n’est pas gratuit pour autant. Les muscles mobilisés pour faire face travaillent en permanence, et finissent par se fatiguer ; les efforts sont reportés, de proche en proche, sur d’autres parties du corps, sur les articulations par exemple. Vient ensuite un autre petit problème, une luxation par exemple, ou une entorse. Ce sont d’autres arrangements qui sont alors demandés, qui s’ajoutent aux précédents. Il arrive un moment où la somme des efforts de compensation, et leur cumul dans le temps finit par faire mal. Le vase déborde. La douleur qui se manifeste est complexe, tant ses origines sont variées, diffuses, et parfois éloignées de là où elle se manifeste. Le kiné doit tout remettre à plat, tout reprendre depuis le début, recomposer une histoire que l’on a souvent oubliée. Que de négligences qui remontent ainsi à la surface !
Le corps social est souvent logé à la même enseigne. Il est plus facile, face à un problème, un déséquilibre, de compenser que de s’attaquer à la source. Soigner le symptôme est utile, chasser la douleur, la douleur sociale en l’occurrence est une obligation morale. Une crise entraînant du chômage dans un secteur d’activité ne peut être laissée de côté, et la tentation est grande d’administrer un remède du type aide exceptionnelle. L’urgence de la situation conduit à des solutions immédiates, qui ne luttent pas pour autant contre la fragilité du secteur. Les aides conjoncturelles sont finalement prolongées, et deviennent structurelles : on s’habitue à vivre avec, le nouvel équilibre se crée en incorporant un déséquilibre. Le corps social l’admet au nom de la solidarité dans le meilleur des cas, ou sinon pour éviter des blocages dont beaucoup seront victimes. Il le supporte financièrement, et l’oublie jusqu’au jour où une crise plus profonde, plus large, ne révèle l’étendue des problèmes restés sans solution sérieuse, et le coût des arrangements successifs. L’environnement est parfois victime de ces réponses sous la pression. L’emploi et la protection de la nature sont souvent opposés : un peu de pollution, ce n’est pas bien grave et ça permet de sauver des emplois. Une protection écornée, et voilà une nouvelle zone constructible, en montagne ou sur le littoral par exemple. L’activité touristique mérite bien quelques compromis pour rester dynamique. Pour rester dans le triptyque du développement durable, un accompagnement social qui ignore ce qu’est l’économie et l’environnement ne peut être satisfaisant. Résoudre le problème d’aujourd’hui en réduisant le potentiel productif de demain n’est pas acceptable. Un vrai bilan, intégrant les pertes de capital, serait d’ailleurs éloquent, mais il n’est pas courant, et les coefficients d’actualisation sont là pour privilégier le présent et le court terme. Chacun dans votre domaine, faites le compte de tous les arrangements, avantages fiscaux, règles et contrôle allégés, aides directes et soutien aux cours, il y en de nombreuses sortes, que vous connaissez. A chaque fois correspondent des transferts de charges, comme pour notre corps quand il compense une carence, qui ne sont pas illégitimes par nature, mais qui le deviennent par accumulation et pérennité abusive, et par incrustation bien au-delà de la justification de départ. Les acteurs économiques trouvent leur équilibre dans le contexte qui leur est offert, et tout retour en arrière est difficile.
Il y a aussi des problèmes anciens, récurrents mais masqués. On n’en prend la mesure que quand l’accumulation manifeste ses effets, comme l’effet de serre, la pollution d’une rivière ou d’un lac. Ce que l’on appelle les couts externes, supportés par l’environnement et l’ensemble de la collectivité et non ceux qui en sont responsables, provoquent des distorsions de prix, puisqu’une partie de la charge est occultée. Pareil pour des entorses aux lois sociales, anodines et même consensuelles quand il s’agit de sauver des emplois, et qui deviennent progressivement courantes. Le corps social s’arrange, jusqu’au jour où le prix à payer devient trop élevé, où il faut revenir à la cause des problèmes. Le problème est qu’il n’y a pas de kiné de ce type de corps, il n’y a que des thérapies collectives, qui ne se décrètent pas mais se construisent sur la base de diagnostics délicats, la mémoire des décisions passées et de leurs causes étant bien incertaine, et parfois de mauvaise foi…
Comment ne pas mentionner, enfin, la montée de déséquilibres profonds, comme la répartition de la richesse dans le monde et des écarts Nord-Sud qui deviennent insupportables. L’intervention des kinés sera bien insuffisante, ce n’est pas qu’une question de rééducation. Il faudra aussi faire appel à la diététique, on pourra même parler de cure de désintoxication.
Le développement durable, c’est ne pas se laisser s’installer ce genre de situation, mais aussi remonter aux Sources des problèmes, les mettre en évidence et les faire accepter, pour tenter ensuite une guérison par de la bonne gouvernance. Ça vaut mieux que les remèdes de cheval, administrés brutalement et achevant souvent la victime, plutôt que de la sauver.
Chronique publiée le 27 novembre 2008
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