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Production et consommation

Shunt

Malgré les éloges de la lenteur, nous courons après le temps. Nous brûlons des étapes. Nous sommes des adeptes du shunt. Pour quel bénéfice ?


C’est une dérivation. Une Ligne bis, qui permet d’éviter la ligne conventionnelle. C’est un terme électrique, pour faire passer du courant ailleurs que dans la ligne principale, mais c’est devenu un mot courant pour parler d’un raccourci, ou d’une manière d’éviter un obstacle. On shunte la hiérarchie, par exemple, ou une procédure.

Il en résulte souvent un sentiment de facilité : on a surmonté une difficulté avec élégance, un peu comme Alexandre le Grand avec le nœud gordien. On a gagné du Temps, on va droit au but sans s’encombrer de contingences. On a souvent raison. La vie est pleine se scories, qui encombrent le Paysage sans rien apporter. Ce sont juste des « buttes témoin », dont la mémoire peut être conservée, mais elles n’ont plus de rôle actif, si ce n’est détourner l’attention du principal. C’est un lieu commun, par exemple, de citer nos Lois, empilement de textes remontant aux romains et à Charlemagne, chaque loi nouvelle s’ajoutant au lieu de se substituer à la précédente. Cela provoque la tentation de shunter la loi, bien trop lourde et inapplicable. 
Mais attention, la dérivation se mue parfois en Dérive. Certaines facilités sont abusives, et shunter des Etapes essentielles dans un processus peut se révéler dangereux et contre productif. Prenez les études d’environnement des anciens POS (plans d’occupation des sols), par exemple. Allons à l’essentiel, le zonage, les infrastructures, le Règlement. D’ailleurs il n’y a pas d’Argent pour assurer de bonnes études préalables, en environnement comme dans les autres domaines, économiques et sociaux par exemple. La loi l’impose, mais les contrôles sont inexistants, résumons ces études à un simple feuillet et quelques déclarations de bonnes intentions, et ça ira. Résultat : des aberrations urbaines, extensions couteuses et destructrices, mal vivre et appauvrissement général. Bravo ! Voilà un shunt qui coûte Cher.
Une autre dérive est de ne pas formuler clairement la question que l’on doit résoudre. En général, c’est qu’on a déjà la réponse, et qu’il n’est donc pas nécessaire de vérifier si la question est la bonne. La solution Unique est en marche, tel un rouleau compresseur. Adieu la solution fine et adaptée, économe en moyens de toutes natures, issue d’une Analyse fine du problème et du contexte. Un gâchis au minimum, et souvent un problème non résolu, voire aggravé.
Les exigences du développement durable sont contradictoires. D’un côté il faut innover, et ne pas s’embarrasser de vieilles règles désuètes, et d’un autre, il faut s’entourer de Précautions, faire des études préalables, suivre des procédures exigeantes. Un système « ago-antagoniste », pour reprendre le terme d’Elie Bernard-Weil. C’est qu’on ne peut pas innover tout seul, sans l’appui d’un milieu favorable. Les innovations sont légion, qui n’ont pas trouvé d’écho dans la société, et ont fait long feu.
L’Agriculture donne un autre exemple de shunt, séduisant dans un premier temps, mais dangereux à terme. Ça remonte à Justus Von Liebig, chimiste allemand du XIXe siècle, qui découvrit que les plantes pouvaient absorber directement l’azote liquide. Avant, l’agriculteur nourrissait la Terre, qui à son tour nourrissait la plante. Et pourquoi donc s’embarrasser de cet intermédiaire, maintenant que l’on sait nourrir la plante en direct ? Ça va plus vite, ça coute moins cher, et on peut le faire sur de nombreux types de sols. Plus besoin de s’intéresser à la terre, elle n’est plus qu’un support, un substrat, l’essentiel est dans le produit qu’on y déverse.
Très bons résultats quantitatifs. On récolte ce que l’on sème et ce que l’on apporte dans le champ. L’agriculture consiste alors à transformer des produits « secondaires », industriels, en produits « primaires », agricoles. Bons rendements, avec de nouveaux produits pour protéger les plantes des prédateurs, et aussi une bonne sélection génétique et l’abandon des variétés récalcitrantes. Mais ce n’est pas le seul abandon. La connaissance fine des sols et de la vie qui s’y développe, riche et multiforme, est oubliée. La machine et l’ordinateur sont devenus omniprésents, pour guider les travaux des champs. Un savoir – d’ailleurs pas si répandu que ça – s’estompe, les sols sont emportés par l’érosion, ou bien, tassés sous le poids des engins, renvoie trop vite l’eau dans la vallée. De nouveaux ravageurs font leur apparition, le patrimoine génétique des variétés cultivées s’est appauvri, et la résistance aux attaques est amoindrie. Tableau exagérément sombre, direz-vous mais c’est pour bien marquer le contraste avec l’autre approche, qui consiste à mettre la terre de son côté. La terre avant tout, avec la vie qui l’habite. C’est la recherche d’une complicité avec elle, d’une symbiose avec la végétation qui s’y développe, avec l’Espoir que cette convergence d’Intérêt apportera des résultats bien supérieurs à ce que l’on aurait obtenu dans un système artificiel. Un bilan, où l’on ôte du produit les dépenses et les pertes en capital (naturel et humain), au lieu de ne voir que le rendement brut. Le pari est que la nature, habilement stimulée et caressée dans le sens du poil, peut produire beaucoup plus que ce que l’Homme peut faire. On récolte bien plus que ce que l’on sème.
Le shunt s’applique aussi parfois dans la gouvernance. On shunte les corps intermédiaires, on s’adresse directement aux citoyens atomisés, chacun chez soi. Avec du Talent, on peut obtenir des adhésions, mais pas de complicité. La créativité est cantonnée aux allées du Pouvoir, pour retomber ensuite sur le bon peuple, d’un état, d’une ville, d’un village, ou encore d’une entreprise. On ne retrouve que ce que l’on met soi-même dans le Système, dont la Productivité réelle reste faible. La bonne gouvernance est au contraire de stimuler la société, de lui donner l’Envie de s’exprimer pleinement. La créativité collective produit un foisonnement qui peut paraître désordonné, mais elle ouvre des pistes, et élargit le champ du possible. Le passage de la croissance quantitative à la croissance qualitative marquera un changement profond dans la vie de l’humanité. Ce virage ne peut être l’affaire de quelques « sachant », mais il doit être l’affaire de tous. La mobilisation et l’adhésion de tous est une exigence que l’on pourrait être tenté de shunter. Tout l’art de la Politique est au contraire d’en faire un atout.

 

Chronique mise en ligne le 25 octobre 2010

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