Continuité
La planète est en danger, et l’urgence de la réaction s’impose. On parle volontiers de rupture pour caractériser le changement à entreprendre. Il semblerait pourtant que la continuité soit une stratégie tout aussi prometteuse…
La rupture tant voulue par certains, face aux crises multiples que nous vivons depuis quelques années, est-elle la bonne manière d’obtenir le changement de comportement, de mode de consommation et de production qui semble nécessaire ?
Bien sûr, le temps presse, la planète chauffe, et chaque année perdue compte. Mais la solidité du changement, son appropriation par les acteurs, et surtout la réduction des résistances qui se manifestent un peu partout sont également incontournables, et s’opposent souvent à la stratégie de rupture.
Celle-ci est vite assimilée à l’inconnu, à l’aventure, et elle fait peur. Elle peut tenter quelques explorateurs téméraires, mais s’il convient de faire bouger la grande majorité, la rupture est un mot délicat à manier. D’autant que les habitudes et les comportements sont toujours en mouvement, et qu’il suffit souvent de repérer les bonnes tendances et de les encourager. « Faire avec le plus possible, contre le moins possible », disait Gilles Clément (1).
La crise a déjà provoqué une évolution sensible des comportements, et le CREDOC (2) les a observés. Une part significative de nos concitoyens/consommateurs modèrent leur consommation, et deviennent plus sélectifs : « Pour l’alimentation les consommateurs se détournent du superflu : en 2013, 19 % achètent moins souvent des produits alimentaires peu nécessaires et diminuent les quantités (16 %). En 2013 par exemple, 35 % des consommateurs pensent qu’ils diminueront leur consommation de viande dans les deux prochaines années (3) ». Autre exemple : « 37 % des Français interrogés par le CRÉDOC déclarent utiliser moins souvent leur voiture que six mois auparavant au profit des transports en commun (29 %) et de la marche à pied (21 %) ».
Une partie privilégie le système D, la débrouillardise, pour faire face à la crise et à la baisse du pouvoir d’achat constatée. Hier obligatoire pour justifier d’un statut social, la possession d’un matériel ne semble plus une nécessité. Il suffit d’y avoir accès, et de paraître ainsi plus malin. Une nouvelle économie du partage et de l’usage se développe ainsi, grâce notamment aux nouvelles technologies qui permettent la constitution de réseaux d’échange. Le covoiturage en est une des illustrations les plus marquantes. D’après le CREDOC, cette évolution touche une bonne partie de la population : « 48 % des consommateurs ont adopté des comportements de frugalité contrainte ».
Le CREDOC met en évidence l’émergence d’un groupe social plus volontaire encore, qui accepte la « frugalité » et la transforme en opportunité. C’est la frugalité choisie : « Cela se traduit, pour une partie croissante de consommateurs, par le choix d’une frugalité volontaire. Après le bien-être matériel, l’argent, la réussite sociale et la sécurité physique, d’autres préoccupations prennent ainsi de l’importance: le temps libre, la réalisation de soi et plus généralement le sens de la vie (4) ». Pour reprendre l’exemple du covoiturage, il est frappant de constater le changement de nom du principal opérateur en France : covoiturage.fr s’est transformé en blablacar. La voiture pour se parler, bla bla. Au début, il s’agissait d’être malin et de faire des économies ; aujourd’hui, c’est aussi une manière de partager le temps du voyage, de faire des rencontres. Le volet « vie sociale » est venu s’ajouter au volet « service rendu », et il est même devenu prédominant si l’on en croit le nom de l’opérateur.
Voici donc la clé d’un changement dans la continuité : profiter de la crise et des modifications qu’elle a imposées pour faire découvrir et apprécier des modes de vie nouveaux, rendus faciles et accessibles à tous. Nous sommes en plein dans la logique du facteur 4, augmentation du service rendu, diminution des ressources dépensées. Deux fois plus de bien-être, en consommant deux fois moins de ressources. Cette transformation affectera au départ qu’une partie de la population, le CREDOC la situe à environ 14%, mais le pari peut être pris que ce noyau, qui porte également des valeurs de simplicité et de durabilité, ne fera que s’étoffer compte-tenu du contexte et du poids des normes sociales.
Au lieu de prêcher la rupture, mieux vaut accompagner les changements spontanés, réponses choisies par la population face aux défis quotidiens qu’ils doivent relever. Des comportements nouveaux, dans la vie personnelle comme dans la vie professionnelle, qui méritent bien sûr une évaluation, mais qui constituent le terreau des modifications à venir.
1 - Dans Le jardin planétaire, Albin Michel, 2000
2 - Centre de recherche pour l’étude et l’observation des conditions de vie, www.credoc.fr
3 - CREDOC. Consommation et modes de vie N° 266, avril 2014
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