Tragédie
Deux tragédies, au théâtre du développement durable, et peut-être bien d’autres ensuite. Celle des biens communs, et celle des horizons. Ce ne sont pas des fictions, mais rassurez-vous, le simple fait de les avoir identifiées devraient permettre des dénouements heureux.
Il s’agit de tragédies modernes, qui n’auraient pas eu de sens à l’époque classique ou dans la Grèce antique. Le mot « tragédie » est appliqué aujourd’hui aux biens communs, ceux dont tout le monde dispose, comme l’air que nous respirons. C’est en 1968 qu’un biologiste américain, Garett Hardin, publie sa théorie dans la revue Science. Chacun exploite sans vergogne les biens auxquels il a accès, au point que la ressource finit par s’effondrer. L’exemple bien connu des fleuves de Californie qui ne parviennent plus à la mer illustre cette théorie. Tous les riverains puisent ad libitum, et la rivière ne peut plus fournir. Le concept mis en évidence en 1968 aurait pu trouver une application bien plus tôt, avec les biens communaux, où le libre accès était la règle, et qui souffraient souvent d’une sur-exploitation, surpâturage en général, qui appauvrissait la ressource. Il en est de même avec les poissons, avec la surpêche qui résulte d’une pression trop forte, chacun voulant accroitre sa collecte. Dans son ivre célèbre Effondrement, Jared Diamond (1) donne de nombreux exemples de disparition de civilisation causée par cette tragédie, faute d’avoir diagnostiqué à temps le problème ou d’avoir su y apporter des solutions.
Le concept s’applique à toutes les échelles, des prés communaux d’une petite communauté à la planète. Le climat est un bien commun planétaire, comme la couche d’ozone ou la biodiversité. Une forme de « patrimoine de l’humanité », pour rendre hommage à l'UNESCO, qui se dégrade en fonction des prélèvements et des agressions que les humains lui font subir. La capacité d’un milieu à se régénérer, ou à gérer des corps étrangers, n’est pas infinie. L’émissions de gaz de type CFC et autres composés équivalents a conduit à des concentrations dans la haute atmosphère au point de déstabiliser la couche d’ozone qui nous protège des rayons ultraviolets du soleil. Un exemple intéressant, car il a provoqué une réaction salutaire. Un accord international (protocole de Montréal, signé en 1987 et adapté plusieurs fois ensuite) a permis aux principaux émetteurs de CFC de changer de technologies et d’éliminer progressivement l’origine du mal. Il semble que la couche d’ozone se reconstitue, au bout de 30 années. La tragédie du bien commun « couche d’ozone » sera peut-être évitée.
C’est en effet par une gestion collective, au plus près des acteurs, que la malédiction peut être déjouée. Cette approche a valu un prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom(2), en 2009, pour ses analyses de la tragédie et des réponses à apporter pour en sortir vivant. Il faut toutefois parvenir à identifier les acteurs et à les mettre d’accord sur une règle commune. Ce n’est pas évident, à la fois à l’échelle locale, ou des inimitiés et des rancœurs personnelles peuvent empêcher toute forme de dialogue, ou à l’échelle mondiale comme on le voit pour les gaz à effet de serre et leurs effets sur le climat.
Une autre forme de tragédie nous est proposée par le gouverneur de la banque centrale d’Angleterre, Mark Carney. Il s’agit de la tragédie des horizons. Le décalage entre les horizons de matérialisation des risques, et celui des prises de décision des décideurs, notamment financiers. Les premiers se mesurent en dizaines d’années, alors que les seconds se comptent en millisecondes ou au maximum en années. Les dérèglements climatiques et autres désordres écologiques, comme l’appauvrissement de la biodiversité, résultent de décisions à court ou moyen terme, avec des calculs de temps de retour d’investissement sur quelques années, alors que les dégâts ne se verront que beaucoup plus tard. Ceux que nous voyons aujourd’hui, par exemple, sont souvent la conséquence de la révolution industrielle. Ce décalage provoque des prises de risques, de trois ordres selon Mark Carney. Ce sont pour lui de bonnes raisons pour intéresser la finance au climat. Le risque physique, celui des ouragans et des sècheresses, qu’il faudra bien assumer, mais aussi le risque de la transition pour les activités qui disparaîtront dans une société décarbonée (on observe aujourd’hui un mouvement de désinvestissement dans le charbon, par exemple), et le risque de se faire traîner devant les tribunaux pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour lutter contre les dérèglements climatiques.
Le décalage entre les horizons des prises de décision et de leurs impacts constitue une « tragédie », mais, comme pour celle des biens communs, il existe aussi des règles ou des principes d’action pour aller vers une « happy end ». Mark Carney s’adresse en priorité aux financiers, ce qui est normal pour un gouverneur de banque centrale, mais sa réflexion peut être étendue à de nombreux centres de décision, dans l’industrie ou dans la sphère privée.
Ces tragédies, des biens communs et des horizons, existent depuis la nuit des temps, mais ils changent de dimension. Ce qui n’était qu’une affaire locale ou personnelle se double aujourd’hui d’une signification planétaire, et touche l’humanité toute entière.
1 - Edité en France par Gallimard, 2006
2 - Voir la note de lecture « Gouvernance des biens communs »
Il s’agit de tragédies modernes, qui n’auraient pas eu de sens à l’époque classique ou dans la Grèce antique. Le mot « tragédie » est appliqué aujourd’hui aux biens communs, ceux dont tout le monde dispose, comme l’air que nous respirons. C’est en 1968 qu’un biologiste américain, Garett Hardin, publie sa théorie dans la revue Science. Chacun exploite sans vergogne les biens auxquels il a accès, au point que la ressource finit par s’effondrer. L’exemple bien connu des fleuves de Californie qui ne parviennent plus à la mer illustre cette théorie. Tous les riverains puisent ad libitum, et la rivière ne peut plus fournir. Le concept mis en évidence en 1968 aurait pu trouver une application bien plus tôt, avec les biens communaux, où le libre accès était la règle, et qui souffraient souvent d’une sur-exploitation, surpâturage en général, qui appauvrissait la ressource. Il en est de même avec les poissons, avec la surpêche qui résulte d’une pression trop forte, chacun voulant accroitre sa collecte. Dans son ivre célèbre Effondrement, Jared Diamond (1) donne de nombreux exemples de disparition de civilisation causée par cette tragédie, faute d’avoir diagnostiqué à temps le problème ou d’avoir su y apporter des solutions.
Le concept s’applique à toutes les échelles, des prés communaux d’une petite communauté à la planète. Le climat est un bien commun planétaire, comme la couche d’ozone ou la biodiversité. Une forme de « patrimoine de l’humanité », pour rendre hommage à l'UNESCO, qui se dégrade en fonction des prélèvements et des agressions que les humains lui font subir. La capacité d’un milieu à se régénérer, ou à gérer des corps étrangers, n’est pas infinie. L’émissions de gaz de type CFC et autres composés équivalents a conduit à des concentrations dans la haute atmosphère au point de déstabiliser la couche d’ozone qui nous protège des rayons ultraviolets du soleil. Un exemple intéressant, car il a provoqué une réaction salutaire. Un accord international (protocole de Montréal, signé en 1987 et adapté plusieurs fois ensuite) a permis aux principaux émetteurs de CFC de changer de technologies et d’éliminer progressivement l’origine du mal. Il semble que la couche d’ozone se reconstitue, au bout de 30 années. La tragédie du bien commun « couche d’ozone » sera peut-être évitée.
C’est en effet par une gestion collective, au plus près des acteurs, que la malédiction peut être déjouée. Cette approche a valu un prix Nobel d’économie à Elinor Ostrom(2), en 2009, pour ses analyses de la tragédie et des réponses à apporter pour en sortir vivant. Il faut toutefois parvenir à identifier les acteurs et à les mettre d’accord sur une règle commune. Ce n’est pas évident, à la fois à l’échelle locale, ou des inimitiés et des rancœurs personnelles peuvent empêcher toute forme de dialogue, ou à l’échelle mondiale comme on le voit pour les gaz à effet de serre et leurs effets sur le climat.
Une autre forme de tragédie nous est proposée par le gouverneur de la banque centrale d’Angleterre, Mark Carney. Il s’agit de la tragédie des horizons. Le décalage entre les horizons de matérialisation des risques, et celui des prises de décision des décideurs, notamment financiers. Les premiers se mesurent en dizaines d’années, alors que les seconds se comptent en millisecondes ou au maximum en années. Les dérèglements climatiques et autres désordres écologiques, comme l’appauvrissement de la biodiversité, résultent de décisions à court ou moyen terme, avec des calculs de temps de retour d’investissement sur quelques années, alors que les dégâts ne se verront que beaucoup plus tard. Ceux que nous voyons aujourd’hui, par exemple, sont souvent la conséquence de la révolution industrielle. Ce décalage provoque des prises de risques, de trois ordres selon Mark Carney. Ce sont pour lui de bonnes raisons pour intéresser la finance au climat. Le risque physique, celui des ouragans et des sècheresses, qu’il faudra bien assumer, mais aussi le risque de la transition pour les activités qui disparaîtront dans une société décarbonée (on observe aujourd’hui un mouvement de désinvestissement dans le charbon, par exemple), et le risque de se faire traîner devant les tribunaux pour ne pas avoir pris les mesures nécessaires pour lutter contre les dérèglements climatiques.
Le décalage entre les horizons des prises de décision et de leurs impacts constitue une « tragédie », mais, comme pour celle des biens communs, il existe aussi des règles ou des principes d’action pour aller vers une « happy end ». Mark Carney s’adresse en priorité aux financiers, ce qui est normal pour un gouverneur de banque centrale, mais sa réflexion peut être étendue à de nombreux centres de décision, dans l’industrie ou dans la sphère privée.
Ces tragédies, des biens communs et des horizons, existent depuis la nuit des temps, mais ils changent de dimension. Ce qui n’était qu’une affaire locale ou personnelle se double aujourd’hui d’une signification planétaire, et touche l’humanité toute entière.
1 - Edité en France par Gallimard, 2006
2 - Voir la note de lecture « Gouvernance des biens communs »
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