Pavé
Le 40e anniversaire de mai 68 est une occasion de se replonger dans l’atmosphère de cette époque, celle où la France a essayé de sortir d’une époque ou elle s’ennuyait. Les trente glorieuses fonctionnaient bien mais sans savoir pourquoi ni pour quelle société, avec pourtant un Etat omniprésent. Le pavé est le symbole de cette révolution, à la fois projectile et composant des barricades dans le quartier latin, associé à quelques malheureux arbres abattus et à un mobilier urbain qui se découvrait une vocation nouvelle… Pour le pavé, le résultat a été que l’on a fait disparaître, au moins de la surface des rues : le bitume l’a recouvert pour en limiter la possibilité de prélèvement et de détournement de son usage premier. Excellente chose pour le vélo, qui n’apprécie pas le pavé, et pour le bruit de la circulation, nettement amoindri par l’extension de ces nouveaux revêtements. Le pavé résiste cependant devant les monuments historiques et les secteurs sensibles, et il marque aujourd’hui le domaine du piéton.
Le pavé, la nostalgie mises à part, c’est aussi le pavé dans la marre. Un aspect très intéressant pour le développement durable, qui s’accommode mal, malgré les apparences, du politiquement correct. Tout ce qui empêche de penser librement doit être éliminé, car le développement durable consiste à ouvrir le champ du possible, à innover, à trouver des réponses originales aux défis qui nous sont imposés pour faire vivre convenablement d’ici une génération une fois et demi la population mondiale actuelle. Il faut découvrir les voies d’un nouvel avenir à créer, et pour cela il est impératif de penser sans a priori. Développement durable et prêt à penser sont incompatibles. Hurler avec les loups n’est pas la bonne attitude, sauf la sympathie que les loups doivent nous inspirer, bien entendu.
Cette réflexion m’avait conduit à prendre du recul sur l’affaire des caricatures de Mahomet, et aujourd’hui, elle conduit à une attitude de prudence sur le Tibet. D’accord, la disparition d’une culture est une perte de patrimoine, et est contraire à ce titre au développement durable. D’accord, la répression et le black out, le refus opposé par la Chine à la presse indépendante de couvrir les évènements ne sont pas tolérables. Mais le Tibet du Dalaï-lama, ce n’était pas non plus très durable. On a une tendance à l’oublier. Entre brutalité et conservatisme, entre sinisation et théocratie, il doit y avoir une autre voie. Celle adoptée par le Bhoutan, par exemple. Petit pays du sud de l’Himalaya, deux millions d’habitants (trois fois moins que de Tibétains), royaume régi par le lamaïsme, une des nombreuses formes du bouddhisme. Un royaume qui évolue avec détermination vers le développement durable. Il adopte dès 1972 le concept de Bonheur National Brut, à la place du PNB (est-ce une conséquence de mai 1968 ?). Selon Wikipédia, cet indicateur est l’agrégation de quatre paramètres, « la croissance et le développement économique, la conservation et la promotion de la culture Bhoutanaise, la sauvegarde de l'environnement et la promotion du développement durable, et la bonne gouvernance responsable ». Le roi abandonne de lui-même ses prérogatives : annoncée en décembre 2005, la démocratie, avec un parlement élu et un gouvernement, est effective depuis début 2008. On ne peut pas reprocher au Tibet, brutalement intégré à la Chine après une période d’indépendance entre les grandes guerres, de ne pas avoir su évoluer d’une manière comparable, mais il serait bien léger de ne voir que l’agression et d’ignorer la réalité des sociétés théocratiques et féodales, où les enfants sont intégrés dans les monastères dès leur plus jeune âge. Même s’il s’agit juste de les éduquer, les moinillons dont on voit parfois les images appartiennent à un monde archaïque, sympathique pour les touristes, mais peut-être pas pour ceux des tibétains qui voudraient échapper à une emprise que l’on peut craindre totalitaire, culturellement et religieusement, avec tout le respect que je dois au Dalaï-lama. L’histoire récente nous amène à adopter des attitudes prudentes. Rappelez-vous, la période où le Shah d’Iran opprimait son pays, avec une résistance symbolisée par l’Ayatollah Khomeiny, exilé en France. Tous les progressistes français se sont réjouis à l’époque, en 1979, de l’arrivée au pouvoir du guide de la révolution, pour délivrer son peuple. On a vu la suite, et l’instauration d’un ordre strict et liberticide, fondé sur la religion. Vous aurez raison de dire que les contextes ne sont pas les mêmes, hommes, religions, époque, enjeux géopolitiques, etc. Mais quand même, gardons-nous de tout angélisme. Le développement durable n’empêche pas des élans affectifs, mais à consommer avec modération. Gardons les yeux grand ouverts. Voilà pour le pavé dans la marre !
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