Paumé
Les changements rapides et profonds qui affectent notre société font les affaires des uns, qui s’adaptent aisément et tirent profit de l’évolution en cours. D’autres sont complétement dépassés, ils sont « paumés ». Comment les faire participer au mouvement ?
L’effervescence est réelle. Nos start up sont reconnues dans le monde entier, leur créativité est remarquable. Les réseaux sociaux de toutes sortes favorisent les rencontres, les échanges à titre onéreux ou gratuit, le co-quelque chose, voiturage, working, etc., la vente directe de produits de proximité prend sa part du marché, le travail devient collaboratif, bref, les initiatives préfigurant la vie de demain se multiplient.
Les « villes en transition » se multiplient, l’agriculture envahit les grandes cités, une nouvelle génération des « castors » fait surgir de terre un habitat participatif inédit. C’est un immense laboratoire d’innovations qui se constitue sous nos yeux, parfois dans la douleur, et en dépit des difficultés administratives et financières propres à notre pays.
Les « Think tank » (1), les conférences et les livres (2) sur ce vaste mouvement sont nombreux, et nous donnent de l’espoir, demain est en marche, comme le montre le très beau film du même nom (3). Ce mouvement est-il général ? Pierre Rosanvallon nous alerte à ce sujet dans son livre Le Parlement des invisibles (4). A côté, et parfois tout près, de ce vaste renouveau, il y a des populations entières qui restent à l’écart. Une bonne partie d’entre elles ne savent même pas qu’il se passe quelque chose, et quand elles le savent, elles pensent que ce n’est pas pour elles. Le nouveau monde qui se crée leur est étranger. Trop loin de leurs repères. Et elles sont tellement fragilisées par l’évolution de leur situation, par leurs échecs, par leur relégation dans la marginalité, qu’elles sont incapables de déceler la branche de salut que ce mouvement de renouveau leur tend.
Qui sont ces paumés ? Leurs profils sont variés, mais ils ont en commun une sorte de désespoir, qui les plonge dans la passivité ou la révolte, selon les circonstances. Ce sont les agriculteurs qui n’ont pas compris que les anciens modèles n’ont plus cours. Ils ont tout investi sur le monde ancien, et ne comprennent pas (ou ne veulent pas comprendre) que l’avenir est différent des modèles qu’on leur a enseignés. Le monde rural, les petites communes qui ont vu partir tous leurs commerces, leurs services de proximité et tout ce qui faisait, en définitive, une vie de village, une communauté. La généralisation de la voiture a marginalisé tous ceux qui ne peuvent pas en avoir ou en conduire. De nombreuses initiatives sont prises, souvent par les départements, pour créer des services de mobilité à leur intention, mais il existe encore bien des hameaux reculés qui n’en bénéficient pas. La fracture est numérique, c’est une réalité souvent évoquée, mais elle est aussi humaine, et bien plus profonde au fond de certaines vallées, ou aux confins de zones d’influence des villes. Ce monde rural voit son univers se rétrécir, ses valeurs s’étioler, ses repères disparaître les uns après les autres. Comment rattraper ces paumés et les faire participer au mouvement de renouveau ? Ce serait bon pour eux, mais aussi pour la collectivité toute entière. Ils sont porteurs de savoirs et de savoir-faire, ils ont une culture de leur territoire, ils en connaissent le « génie », même s’ils n’ont pas pu en tirer parti. Les laisser tomber serait un immense gâchis, humain, culturel, écologique.
Après les paumés des champs, les paumés des villes. La solitude n’est pas un phénomène exclusivement rural. Elle sévit aussi dans les villes, par exemple dans les familles monoparentales, avec des mères débordées par les tâches à accomplir jour après jour, pour leur travail et leurs enfants. Florence Aubenas nous en livre un portrait éloquent dans son livre Le quai de Ouistreham (5). Et puis il y a les banlieues, avec leurs cités et leurs grands ensembles, des taux de chômage impressionnants, et des économies parallèles peu recommandables. Même si une bonne partie de ces banlieusards finissent par trouver une place dans la société, il en reste suffisamment sur le bord du chemin qui n’ont aucune perspective, aucune porte de sortie.
Les paumés sont tous ces gens qui ont l’impression que la société ne veut pas d’eux, qu’ils sont inutiles ou qu’ils n’ont d’autre avenir que la soumission à un système qui les dépasse. Nous sommes bien loin du bouillonnement d’idées et d’initiatives évoqué en ouverture de cette note. Prenons garde à ne pas oublier ces paumés. Les abandonner à leur sort serait dangereux à plus d’un titre. Risques de révolte, de radicalisation, d’une dépendance de plus en plus lourde à assumer, et surtout perte de compétence et de talent, de dynamisme social et économique. Le nouveau monde à construire ne peut pas se passer d’eux.
1 - Comme la fabrique écologique (www.lafabriqueecologique.fr)
2 - Notons par exemple, UP to you, de Nicolas Froissard et William Elland-Goldsmith, aux Editions Rue de l’échiquier, 2016
3 - Demain, film réalisé par Cyril Dion et Mélanie Laurent.
4 - Le Parlement des invisibles, Editions du Seuil, 2014
5 - Le quai de Ouistreham, Editions de l’Olivier, 2010.
- Vues : 2076
Ajouter un Commentaire