Frugalité
Face aux périls que nous faisons courir à la planète et par conséquent à l’humanité, la tentation est forte de prôner la frugalité, un nouveau modèle de vie qui nous permettrait d’atteindre le bonheur en préservant nos ressources pour les générations futures.
Nos sociétés qui se disent développées se caractérisent souvent par une forme d’obésité. Nous consommons trop, et pas seulement de nourriture. Au point que nous sommes atteints de mille maladies, analogues à celles du « surpoids ». Les conséquences de cette boulimie tous azimuts sont mauvaises pour nous-mêmes, et aussi pour la planète, dont les ressources s’épuisent, et qui voit ses autres formes de vie menacées.
La tentation est forte, devant ce constat, d’appeler à la frugalité. Même si le qualificatif « d’heureuse » est ajouté, il est difficile de ne pas associer ce terme à « privation », surtout pour une large majorité de la population qui a toujours vécu dans l’espoir de consommer plus, à l’image des « classes supérieures ». Au moment où tout ce petit monde espère atteindre son but dans la vie, patatras, il apprend que ça ne vaut rien, qu’il a tout faux. Difficile à entendre, et réaction de rejet quasi inévitable. Bien sûr, l’association « frugalité-privation » est abusive, mais elle est très répandue, et c’est ça qui compte, la capacité d’écoute et d’adhésion de ceux à qui nous nous adressons. Il ne s’agit pas de convaincre les convaincus, de parler à ceux qui pensent comme nous, qui ont grosso modo le même système de valeur, les mêmes espérances. Comme on n’attrape pas les mouches avec du vinaigre, il faut trouver d’autres arguments de vente du développement durable, même si nous pouvons être convaincus des bienfaits de la frugalité heureuse.
Il faut convaincre tous ceux, qui, enfants des 30 glorieuses, nostalgiques d’une croissance pleine de promesses (même si elles n’engagent que ceux qui y croient) attendent toujours plus. L’arithmétique nous apprend que l’on peut faire du plus en faisant moins de moins, mais l’opinion se constitue autour de concepts au premier degré, et fait fi de l’arithmétique. Pour faire progresser nos idées, le développement durable quels que soient les termes employés, il faut satisfaire les envies de ceux auxquels nous nous adressons. Il faut entrer dans l’univers et le mode de penser de ceux qui attendent tout de la croissance. Les accros du « toujours plus ».
Proposons-leur du plus, mais un autre plus. Un plus compatible avec la finitude du monde. Le sous-titre du rapport au Club de Rome Facteur 4 (1) nous donne une indication à cet égard. « 2 fois plus de bien-être, en consommant deux fois moins de ressources ». La croissance espérée sera celle du bien-être, et il nous faut proposer une forme de bien-être différente de celles d’hier, mais attractive et séduisante. Et il ne suffit pas d’accoler « désirable » au mot durable pour convaincre.
Les pistes, nous les connaissons, au moins en partie. Quel progrès de ne pas posséder de voiture, et de pouvoir en avoir une quand on en a besoin. L’économie de fonctionnalité est une perspective qui peut séduire avec un peu de marketing. Le goût pour l’immatériel peut aussi se développer, les biens culturels, le sport, le soin du corps, pourvu que la part matérielle qui demeure dans ces activités soit maîtrisée. Le succès populaire de la musique, par exemple, montre qu’une forme de croissance est possible pour apporter du plaisir sans consommer de ressources. Pour l’alimentation, de nombreux mouvements sociaux ont commencé à changer les modèles, le « manger mieux » pourrait prendre la place du « manger plus ». Mieux pour le plaisir, pour la santé et pour la planète. Créer de l’émotion, ça ne pèse pas sur la planète, et c’est enrichissant. Aujourd’hui, cette émotion est souvent liée à la possession de biens matériels, et c’est là qu’il faut apporter un changement radical.
D’une manière générale, la seule manière de sortir de la contradiction d’une croissance illimitée dans un monde limité est de ne compter que sur la seule ressource inépuisable, celle du génie humain. C’est là que se trouve la solution, et c’est là qu’il faut trouver le plus à proposer comme objet de désir, de fierté, de confiance en soi, et finalement de bonheur. Ce fameux Bonheur National Brut, cher à Bertrand de Jouvenel. Il faudra aussi créer des outils d’évaluation, qui permettent de vérifier que nous ne nous trompons pas de voie, et il y a d’ores et déjà de nombreux travaux sur ce point.
Substituons donc au concept de frugalité celui de croissance du bien-être. Le mot « croissance » n’est pas un gros mot en soi, tout dépend de ce à quoi il est appliqué. Un autre monde est possible, dit-on, une autre forme de croissance aussi. Il reste à en permettre l’émergence, à en donner envie, et surtout à pas à en faire peur, ou à en faire une ascèse. La frugalité n’est pas un argument de vente du nécessaire changement, elle sera peut-être l’aboutissement heureux d’une démarche de croissance du bien-être, qui donne en définitive son véritable sens au mot « progrès ».
1 Facteur 4, rapport au Club de Rome daté de 1997, d’Ernst U. Von Weizsäcker, Amory B. Lovins, et L. Hunter Lovins, Terre Vivante pour l’édition Française.
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