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Mesurer et compter

Nombre

nombreNous sommes envahis par les nombres. Ils nous fixent le cadre de nos activités, nous donnent des objectifs, nous décrivent dans notre intimité. Comment en faire bon usage sans se laisser progressivement dominer et laisser nos vie se réduire à des équations ?

Il y a bien sûr le nombre d’or, célèbre en architecture, qui garantit l’harmonie des formes. Les nombres nous rassurent, en nous offrant des références présumées objectives et universelles. Les mathématiques sont honnêtes par nature, personne n’en doute.

Ils servent à mesurer, ce qui est bien commode pour nos échanges. Et comme nous sommes souvent enclins à se positionner, c’est une affaire de statut dans la société, les nombres permettent de se comparer. Se comparer avec les autres, ou avec soi-même, pour voir si nous progressons, ce qui est bien normal. Nous nous décrivons ainsi à travers des nombres, nous-mêmes et nos modes de vie, nos activités, notre état physique. Vous lisez votre état de santé sur un ordinateur qui vous dit tout sur votre rythme cardiaque, votre cholestérol, etc.
De plus en plus, la vie est ainsi traduite en nombres. C’est le règne du quantitatif. Au niveau global, vous trouvez le fameux PIB, Produit Intérieur brut, qui s’impose comme le critère majeur d’évaluation de notre niveau de vie, voire de notre qualité de vie. Les critiques sont nombreuses, souvent évoquées dans ce blog. Une loi toute récente, adoptée en 2015, impose au gouvernement de rendre public chaque année, avec le projet de budget, un rapport présentant l'évolution, sur les années passées, de nouveaux indicateurs de richesse, tels que les indicateurs d'inégalités, de qualité de vie et de développement durable". Ces indicateurs ont par ailleurs vocation à enrichir l’évaluation de toutes les politiques publiques. Sortons des aspects purement financiers !
Nous ne pouvons que nous réjouir de cette évolution, qui a recueilli un large assentiment au sein des assemblées, et qui prolonge les travaux engagés depuis quelques années sur les indicateurs de progrès. L’exercice commence cette année, une affaire à suivre, bien sûr.
Il reste la question de ces indicateurs. Encore des nombres. Nous voulons traduire la vie en une série de nombres, toujours le souci de mesurer et de comparer.
Cette transposition en chiffres de la complexité de la vie est évidemment réductrice. Il y a l’effet trompeur des moyennes, et surtout le fait que de nombreux phénomènes ne peuvent être chiffrés, tout simplement. La vie est faite d’interrelations, de satisfactions et d’émotions qui ont bien du mal à entrer dans un système comptable. Diversifier les paramètres chiffrés, ce qui est proposé en complément du PIB, est un progrès, mais gardons-nous bien de croire que cette loi suffit à nous diriger vers le bonheur, le bonheur national brut comme plaisantait Bertrand de Jouvenel.
On retrouve cette affaire d’indicateurs dans de nombreux domaines. Paradoxalement, les normes de qualité sont le plus souvent fondées sur les indicateurs quantitatifs. Il est question de seuils à atteindre, ou de plafonds à ne pas dépasser. Des exigences chiffrées, qui permettront à des auditeurs indépendants de vérifier la conformité. Comme pour les examens, à l’école, où il faut obtenir des notes minimum, avec une moyenne à atteindre pour vous ouvrir l’étape suivante. Tout le monde sait que la qualité des personnes n’est que très partiellement traduite par les diplômes, même si ils donnent des indications utiles. Le risque est de tout ramener aux indicateurs, comme aux notes. C’est le bachotage. Pour les labels et autres certificats, le risque de tout faire pour satisfaire les exigences formelles sans répondre pour autant à la finalité dudit label est bien réel.
Ne jetons pas pour autant les labels et les diplômes, ils sont bien utiles, à condition de ne pas en attendre plus que ce qu’ils peuvent apporter. « Le bon usage », ouvrage célèbre de Maurice Grévisse, concerne la langue française, et il faudrait à l’évidence un ouvrage comparable dédié aux nombres. C’est, d’une certaine manière, l’objet du livre d’Alain Supiot « la gouvernance par les nombres (1) », qui nous met en garde contre la puissance des nombres. Il est vrai qu’ils exercent une sorte de fascination, avec le risque de proposer une image de la réalité, commode et rassurante, mais bien éloignée de la réalité et de la vie. Risque également d’offrir à l’économie, qui porte le nombre dans ses gènes, une position dominante, quasi exclusive, asservissant le droit et la vie sociale à ses besoins. Quand l’économie est réduite à l’intérêt des investisseurs, tendance forte par les temps qui courent, le danger de la situation apparait clairement. L’amour des nombres pourrait ainsi nous entraîner dans une logique implacable qui mettrait nos vies à la merci de calculs dont nous ne comprendrions plus le sens. Les échanges boursiers réalisés par des ordinateurs en quelques micro secondes, dont peuvent dépendre l’avenir des entreprises et de leurs personnels, est une illustration éloquente de cette dérive.
Un avertissement à prendre en considération, notamment en économie, en relativisant le sens du PIB, inscrit comme un indicateur parmi d’autres, et dans la vie courante en créant une véritable culture du label et de la norme. Une approche ouverte, conduisant à s’interroger en permanence sur la signification réelle de chaque indicateur, dans le contexte de chaque opération, et à ne jamais perdre de vue la finalité poursuivie.
La recherche de nouvelles voies de développement, qui définit le développement durable, demande une prise de recul par rapport aux indicateurs traditionnels, souvent hérités du passé et impropres à qualifier des solutions originales. Les nombres sont bien sûr utiles, mais d’autres formes de mesure doivent être imaginées, d’autres systèmes de référence notamment sur les valeurs, qui ne se quantifient pas, et la qualité des relations humaines, source de richesses inépuisable et seul gisement qui permette une croissance infinie dans un monde fini.

 

1 © Librairie Arthème Fayard, 2015. Voir la note de lecture.

 

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