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Mesurer et compter

Gravité

Il s’agit ici du centre de gravité, là où se concentre le poids des intérêts de chaque chose. Comment le définir, et lui apporter la dynamique dont chacun ressentira les bienfaits ?

Le malentendu est fréquent : les normes parlent essentiellement  des limites à ne pas dépasser pour élaborer tel bien ou service, ou les seuils à atteindre.

Elles s’intéressent aux périphéries, et non au cœur des phénomènes, les centres de gravité. L’attention est attirée vers les frontières, et néglige de fait ce qui constitue l’essence d’une prestation. Les règlements ne décrivent pas ce qu’il faut faire, mais fixent des exigences minimales, lesquelles deviennent ensuite la référence. J’ai réussi mon examen avec 10/20 de moyenne, ouf, mais suis-je qualifié pour autant ?
Prenons des exemples. La qualité de l’air intérieur ? Comment la définir, si ce n’est  en fixant des limites à ne pas dépasser, des ppm et autres dosages de produits nocifs, de particules ou de fibres. Le confort, évidemment résultat d’une perception personnelle d’un environnement, se trouve décomposé en multiples paramètres, température, bruit, lumière, etc. Chacun d’eux peut faire l’objet de règlements, et il faut le faire quand on connait les effets nocifs de telle ou telle situation, mais nous savons tous que la qualité ressentie est le résultat d’un assemblage complexe, avec de nombreuses interactions.
Nous voici en pleine contradiction. Il faut des limites, mais nous savons que ça se passe ailleurs. Il en découle une forme de déshumanisation, pour reprendre le titre d’un article de Thierry Mignot(1), qui nous rappelle que « la gêne sonore est liée à la signification et non à l’intensité ». Et il cite un expert de justice, Jacques Brillouin : « ce qui constitue notre trouble n’est pas tant l’intensité du bruit que le fait qu’un intrus se permette de pénétrer dans notre conscience et de s’y promener sans demander notre avis : un visiteur indésirable en pantoufles  n’est pas moins importun que chaussé de bottes ». La qualité sonore « officielle » est mesurée selon des protocoles précis, temps de réverbération, coefficient d’isolation, etc., mais ils ne peuvent, par nature, parler de la signification du bruit perçu.
La qualité est ainsi renvoyée au respect d’une série d’exigences définies par des seuils ou des plafonds, sans que le centre de gravité de l’objectif, le calme ressenti, la sérénité, le confort acoustique pour reprendre un terme technique, ne puisse être défini en soi.  Bien sûr, il faut fixer des limites, et être ambitieux pour les performances techniques d’un bâtiment. L’erreur est de croire que le simple respect de ces règles suffit pour répondre au besoin. Il reste une étape importante à franchir pour aller vers la qualité ressentie, laquelle est forcément intégratrice de nombreux paramètres. La norme constitue un socle, sur lequel il faut bâtir la qualité.
Ce projecteur mis sur les limites présente le risque que l’on s’en contente.  Il faut donc redonner toute son importance au centre de gravité, l’objectif poursuivi en construisant un ouvrage par exemple. Pour quelle raison est-il édifié, pour qui, quelles en seront les conditions d’utilisation, leur évolution prévisible, etc. C’est au maitre d’ouvrage de répondre à ces questions, et au maître d’œuvre de les traduire dans le projet.
Le risque est réel pour les objets techniques, mais il est maîtrisé si les différents acteurs font bien leur métier. En matière sociétale, le jeu des acteurs est tout différent. Telle loi interdisant tel comportement met par nature l’accent sur ledit comportement. On ne parle plus que de ça. Il en résulte que ce fameux comportement, marginal au départ dans la plupart des cas, est vite perçu comme courant, puisque c’est le seul dont on parle. Et le centre de gravité se déplace justement vers le comportement que l’on veut éviter. C’est une sorte de vertige, une force qui attire vers le précipice. C’est bien connu, on ne parle que des trains qui n’arrivent pas à l’heure, si bien que l’impression domine vite que les trains n’arrivent jamais à l’heure. Dans ce cas précis, la réalité peut être observée et la vérité rétablie. En matière de comportements, de choix de vie, l’accent mis sur un phénomène fâcheux mais plutôt exceptionnel en fait une référence. La préoccupation de ce qui se passe à la marge dévalorise ce qui se passe au centre de gravité, et déstabilise les défenseurs du comportement le plus répandu, que l’on voulait préserver. Faites vous-mêmes votre malheur !
Il est bien normal que les règles se concentrent sur les limites à ne pas franchir ou les niveaux de performances à atteindre au minimum. C’est une des manières de stimuler le progrès et de garantir à chacun la protection de ses intérêts. Mais attention à ne pas perdre de vue la finalité, qui ne se juge pas à la marge, mais bien ai cœur des choses, en leur centre de gravité. « Ah frappes toi le cœur, c’est là qu’est le génie », nous a enseigné Alfred de Musset.

 

1 - « La déshumanisation du bruit », paru dans Echo Bruit n°140, 3e trimestre 2013. Thierry Mignot est architecte, membre du Conseil national du bruit. 


 Chronique miise en ligne le 21 octobre 2013

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