Misère
Les mots sont lourds de signification, parfois bien au-delà de ce que leurs auteurs pensaient. N'ayez pas peur réveille la peur, ne vous énervez pas est toujours énervant. Les meilleurs sentiments parviennent ainsi à se retourner contre eux-mêmes. Il en est fréquemment ainsi en matière d'environnement et d'action humanitaire, comme le mot "misère" le montre.
« La France ne peut accueillir toute la misère du monde ». Une petite phrase, et tout est dit. Un message fort, qui restera la toile de fond de tous les discours sur le sujet sensible et complexe de l’immigration. L’immigration est une bonne action, une charge que l’on accepte pour des raisons humanitaires, avec un zest de sentiment de culpabilité. Le problème est que cet a priori n’est pas fondé, qu’il relève plus d’un ressenti subjectif que d’une analyse objective. Les études sérieuses sur le sujet le disent de manière continue, l’immigration est un moteur de croissance, et le coût de l’accueil est largement inférieur aux fruits de cette croissance. Mais attention, les coûts se voient, alors que les bénéfices sont diffus et s’oublient rapidement. Ceux qui en profitent sont d’ailleurs les premiers à le cacher. Quand les choses vont mal, quand la croissance est en panne, quand l’ascenseur social ne fonctionne plus, il en résulte un réflexe de refus, de « ras le bol ». Tous les discours de générosité se retournent contre leurs auteurs, au motif que « charité bien ordonnée commence par soi-même ». Le bon sens s’est fait une opinion, et aller à son encontre est un défi auquel peu de responsables politiques ou professionnels n’ont envie de relever, ce serait suicidaire. Un seul discours subsiste, celui du « fardeau », et cette situation empêche la mise en place de la seule politique convenable face au phénomène de l’immigration, organiser l’accueil pour que ça se passe bien (apprentissage de la langue, formation professionnelle, reconnaissance des talents et des diplômes, etc.), véritable condition du succès.
Le fardeau est un terme récurrent. En matière de lutte contre le dérèglement climatique, le mot est officiel, il est omniprésent dans de nombreux documents. La lutte contre l’effet de serre est donc présentée dès le départ comme une charge à laquelle il faut faire face. Bravo, on ne ferait pas mieux pour compliquer la mobilisation, voire la rendre impossible. On retrouve un appel à la générosité, un rappel de toutes nos fautes, notre consommation débridée, notre irresponsabilité, dont il faut assumer les conséquences. Dans ces conditions, le discours affirmant que la réaction pourrait être une bonne affaire, que les initiatives pour réduire les émissions de gaz à effet de serre seront à l’origine de progrès en tous genres, et que le fardeau n’est, en définitive, qu’un investissement rentable, devient inaudible. L’opinion est réservée, et n’attend qu’un prophète climatosceptique pour remettre à plus tard ces investissements. Mauvais calcul, qui pourrait coûter très cher. En matière d’environnement, nombreux sont les discours de ce type. Au lieu de mettre l’accent sur les bienfaits d’une approche plus respectueuse des milieux et des ressources, nous avons fait de l’environnement un ensemble de contraintes et de directives fondées sur la dénonciation des fautes commises. Il y a effectivement danger à continuer à prélever sans précaution les ressources que la nature nous offre, et à polluer notre milieu de vie, mais il y a aussi beaucoup à gagner en respectant l’environnement, bien plus qu’en le dégradant.
La lutte contre les inégalités se situe dans le même contexte. Le sentiment dominant est que c’est une affaire d’ordre moral. Les hommes naissent libres et égaux, voilà la ligne de conduite, le principe à respecter. Bien sûr, mais ce n’est pas tout. Les fortes inégalités sont un frein à la croissance, et leur aggravation, que l’on observe actuellement, devient un véritable problème économique. Le concept de croissance inclusive, qui permet d’inclure tout le monde dans sa dynamique, est devenu un élément de langage récurrent de la part de grandes organisations telles que l’OCDE. La lutte contre les inégalités n’est pas une œuvre sociale, c’est une politique économique. Un double dividende en perspective, voilà qui est durable.
En matière d’environnement comme en matière sociale, l’approche morale a fait beaucoup de dégâts. Elle parle au cœur, et revêt toutes les apparences d’une vérité incontournable, alors qu’elle n’est qu’une vision partielle et souvent partiale des choses. Elle va souvent à l’encontre des objectifs poursuivis, surtout dans les contextes de crise, et où le repli sur soi devient le refuge face à l’adversité. Cela ne veut évidemment pas dire que le cynisme et l’amoralité doivent gouverner les politiques sociales et environnementales, mais cela doit nous alerter sur les sentiments à mobiliser dans la communication. Cette mobilisation est indispensable, à la fois pour faire remonter les perceptions et les désirs de toutes les catégories d’acteurs, et pour obtenir leur adhésion aux mesures à mettre en place.
Le double dividende, gagnant-gagnant, a du mal à se faire accepter de l’opinion. Il faut qu’il y ait des gagnants et des perdants, un prix à payer pour chaque chose, une punition pour chaque faute. Le double dividende n’est pas de droit, il ne tombe pas du ciel, il faut le construire, et pour cela être convaincu qu’il est possible de gagner sur plusieurs tableaux à la fois. L’observation des faits, pour l’immigration, la lutte contre le réchauffement climatique, et les inégalités, montre que le double dividende est possible, et même que ne pas le rechercher conduit à la double peine, au double échec. Loin de s’opposer, les objectifs se conjuguent. Qu’attendons-nous pour être heureux ?
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