Délaissés

Un mot dans l’univers des transports, route et rail essentiellement. Le fruit de l’histoire, excédents des achats de terrains pour installer chaussées et voies, ou restes d’aménagements, de transformations des axes de communication. Au total des milliers d’hectares, dans les départements ruraux, une surface considérable, située par nature le long des axes de communication. Une ressource à exploiter pour la richesse biologique et le paysage. Ensemencement de fleurs mellifères, recueil et assainissement naturel des eaux, plantations diverses et corridors écologiques, voilà des délaissés fort utiles, à condition de dépasser le terme de « délaissé », qui fait référence à un résidu sans intérêt. Impossible de lutter contre la disparition des sols naturels et le cloisonnement du territoire sans attribuer aux fameux délaissés une fonction claire et nette. De nombreuses collectivités le font, mais il y a encore beaucoup de progrès à faire de ce côté-là, avec des bénéfices à engranger pour toute la société et pour la planète.
Il n’y a pas qu’en matière de transports qu’il y a des délaissés. Une richesse qui serait négligée, et qui s’effriterait au fil du temps. De nombreux territoires ruraux se sentent aussi délaissés. Territoires riches en histoire, mais dont le potentiel ne semble pas correspondre aux besoins d’aujourd’hui. Une descente aux enfers rapide : en une ou deux générations, des villages entiers ont disparu, ou se sont vidés de leurs substance. La forêt et la lande se sont développées, l’agriculture s’est mécanisée et a laissé partir ses bras vers les villes. Le « modèle économique » de ces territoires ne fonctionne plus. Les services publics, comme les écoles, les établissements de santé et les postes, sont regroupés dans les villes, les commerces ont disparu au profit des hypermarchés. La télévision a bouleversé les habitudes et les relations sociales se sont étiolées. Un immense délaissé s’installe ainsi sous nos yeux, avec comme résultat, outre les drames humains et le sentiment d’être abandonné, la montée de forces extrémistes, fruit d’une forme de désespérance. Comment peut-on accepter de voir disparaître une richesse, à la fois humaine et naturelle, au moment où l’empreinte écologique de l’humanité s’avère de plus en plus lourde ? Il doit bien y avoir un mode de valorisation de ces territoires, comme pour les délaissés routiers. Voilà une préoccupation qui devrait être prioritaire, pour redonner de l’espoir et des perspectives d’avenir. Imaginer de nouveaux modèles économiques pour ces territoires, adaptés au monde moderne, des start up d’un nouveau genre.
Autre gisement délaissé : les vieux. Ou plutôt les retraités, de plus en plus nombreux, encore jeunes, si l’on peut dire, et pleins de ressources. De l’énergie, des savoir-faire, et souvent une envie de se rendre utile. Délaissés par les institutions, qui les considère comme des « inactifs », ils se débrouillent tout seuls. Ils se regroupent en associations, se font élire dans les conseils municipaux, ils soutiennent leurs enfants, ou leurs petits-enfants, ou encore leurs parents très âgés, ils créent de fait une économie parallèle tout juste tolérée, de peur qu’ils viennent perturber les « actifs » reconnus comme tels. Et pourtant, il y a tellement de besoins non satisfaits, auquel le « marché » ou les institutions publiques ne pourront jamais répondre. Faute de reconnaître que les « vieux » sont aussi contributeurs à la richesse collective, et d’organiser une complémentarité entre ces différents types d’apports à la société, voilà une ressource sous utilisée, délaissée pour le malheur des intéressés comme des actifs officiels. Et comme pour les territoires, comment accepter de se passer du potentiel que représentent un tiers de la population française, formée, expérimentée, et encore en bonne forme ?
La liste des délaissés pourrait être allongée aisément, à l’image des objets rejetés ou oubliés alors qu’ils sont en bon état, et des déchets non recyclés. Ou encore des friches industrielles. Ce sont des ressources, un potentiel non valorisé. Des exemples existent, pourtant, qui montrent qu’il n’y a pas de fatalité. Les terrils du bassin minier du Nord, buttes témoins d’activités anciennes, ont été réinsérées dans des projets de développement, et reconnues par l’UNESCO comme patrimoine mondial. Le micro crédit est une autre illustration d’une valorisation de populations délaissées.
Notre développement ne sera pas durable s’il laisse sur le bord de la route une population, des territoires, des équipements, un patrimoine, une histoire. Une richesse multiforme, qui ne demande qu’à produire des fruits, pour peu que de nouveaux « modèles économiques » voient le jour, soient acceptés, et puissent cohabiter avec les modèles dominants. « Il faut, autant qu’on peut, obliger tout le monde ; on a souvent besoin d’un plus petit que soi (1) ».
1 - Le lion et le rat, Jean de La Fontaine.
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