Amorce
Un mot que les pêcheurs connaissent bien, quand il s’agit d’appâter les poissons, pour qu’ils se rapprochent d’eux. L’amorce est le premier acte de la pêche. Prenons-le avec ce double sens, d’appât et de début d’un processus.
Bien que le mot soit à la mode, le développement durable n’est sans doute pas aussi attractif qu’il le mérite.
Bien sûr, rares sont ceux qui affichent un mépris total de l’avenir, et qui se satisfont ouvertement d’une politique de la terre brûlée, où toutes les ressources de la planète pourraient être consommées par une génération, sans souci du lendemain et des générations futures. Mais de là à passer aux actes, il y a un fossé que trop peu franchissent. Au lieu de s’en lamenter, il faut s’interroger : Pourquoi cette hésitation à se lancer dans le développement durable ?
Parmi les raisons, il y a le haut niveau d’exigences que les promoteurs du développement durable mettent souvent en avant. La Terre brûle, il faut donc tout mobiliser pour la sauver, avec peut-être en arrière plan la terrible phrase de l’Evangile : tant qu’on n’a pas tout donné, on n’a rien donné. Ca fait beaucoup à donner, et il est bien normal, dans ces conditions, de se poser des questions.
Une autre raison est que, souvent, on veut savoir où on va avant de partir. En l’occurrence, il faudrait pour cela pouvoir décrire un état idéal, qui serait « durable ». Il serait bien prétentieux celui qui prétendrait connaître en quoi consiste un « monde durable », et pourrait fixer les étapes du parcours qui y conduit. Le développement durable est une dynamique, qui se construit en permanence avec les apports de tous les acteurs de la société, et qui ne connaît pas de fin par définition. Quand le développement s’arrête, ce n’est plus un développement ! Il faut donc que la démarche séduise par elle-même, puisque nous ne savons pas dire où elle conduit, au-delà bien sûr de quelques principes généraux, qui nous servent de repères dans notre cheminement.
Cette primauté du voyage sur la destination, de l’action, du process, sur un idéal défini une fois pour toutes, transposons-le dans les politiques locales. Une bonne illustration est donnée par les grands aménagements. Les villes actuelles, dans notre vieille Europe, se sont faites au cours des siècles, sans programme précis mises à part les villes militaires ou impériales, mais avec des ajustements correspondants au verdict des faits. La forte croissance démographique des villes, en Europe et dans le monde, oblige aujourd’hui à créer de toutes pièces des quartiers nouveaux, voire des villes nouvelles, en quelques années. Les fameux grands ensembles construits pour éliminer les bidonvilles, pour faire face à l’exode rural, à l’arrivée massive en France des rapatriés d’Algérie, et à l’appel massif à une main d’œuvre étrangère, donnent une illustration de ce phénomène, et des erreurs à ne pas commettre. Gigantesques et rigides par leur conception même, ces ensemble n’ont pas pu s’adapter aux populations qui se sont succédées dans les logements, ni à l’évolution des modes de vie. Les démolir est difficile, quelques soit le point de vue, financier ou humain. Les reconstruire plus modernes, certes, mais toujours avec des rigidités insurmontables, ne peut apporter de solution durable. A l’inverse, quelques opérations sont conçues pour évoluer. Avec leurs habitants, et les pouvoirs publics, deux familles d’acteurs condamnées à travailler ensemble. C’est ce qu’on appelle la bonne gouvernance. Il s’agit alors d’amorcer un processus de fabrication de la ville, d’en donner quelques éléments de base, nécessaires pour provoquer des réactions, et de laisser ensuite une large place aux acteurs locaux, pour faire vivre le projet en fonction de leur appréhension de leur « territoire » et de leurs aspirations. La traduction opérationnelle du mot durable, en matière d’aménagement, devient alors adaptable.
On l’aura bien compris, ce n’est pas le quartier qui doit être durable, mais le mode de vie de ses habitants. Sa conception et sa gestion doivent leur permettre d’entrer dans la dynamique du développement durable. C’est une amorce pour le développement de la ville qui est proposée, avec des moments privilégiés d’écoute et de participation, avec une dose d’expérimentation avant de rendre effectifs les choix structurants. Ce sont des quartiers dont l’évolution est possible, à l’inverse de quartiers figés sur des bases rigides, qui produisent les évènements que l’on connaît dans les cités.
L’amorce est aussi nécessaire en matière de comportements. Restons dans les grands projets d’urbanisme, ou d’équipement, avec les enquêtes publiques, les débats, les journées « portes ouvertes » et autres manifestations où les habitants sont invités à donner leur point de vue. On se plaint souvent de la faible participation, et du caractère primaire des réactions, chacun se focalisant sur ce qui va se passer sous sa fenêtre, sans aucun égard pour le reste du projet.
C’est que l’on a grillé les étapes. Avant de demander au public de comprendre sur plans un projet à l’échelle d’un quartier, voire d’une ville quand il s’agit d’un plan local d’urbanisme, il faudrait l’interroger sur des toutes petites opérations, dans leur rue, leur micro quartier, à une échelle qui leur soit familière. Refaire un trottoir, une place, changer un sens de circulation, autant d’occasion d’amorcer un dialogue entre les habitants et les services de la ville. S’obliger à cet exercice, c’est faire l’apprentissage de la participation et de la préparation des décisions, un apprentissage partagé car les deux parties ont à apprendre sur ce point. Réserver le débat et l’enquête aux grandes opérations, c’est à l’inverse se résigner à une participation formelle, où seuls quelques groupes bien organisés sauront se faire entendre. La bonne gouvernance passe aussi par des amorces, des processus évolutifs, des apprentissages collectifs.
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