Retournement
Un mot récemment mis en vedette ! C’est souvent en regardant les choses autrement que l’on trouve des solutions inédites. Un retournement de point de vue, bien utile mais aussi bien difficile à opérer.
Avez-vous remarqué, dans vos voyages, à quel point des paysages sont différents selon le sens de votre marche ? Même territoire, regardé sous deux angles opposés, et tout est différent. Cette approche sensible trouve son prolongement dans nos modes de pensée.
La capacité à pratiquer ce retournement et à en tirer parti est d’une grande utilité pour trouver la voie du développement durable. Celui-ci, rappelons-le, n’est autre que la recherche d’un nouveau mode de vie et de développement humain dans un monde « fini », par opposition à un développement dans un monde infini, sans limites. L’ère de la commodité qu’apporte l’absence de limites est terminée ou en passe de l’être, il faut trouver de nouveaux modèles pour assurer une forme de croissance à l’humanité, une opportunité de dépassement de soi, qui ne soit pas prédateur de ressources dont le stock est limité.
Prenons le cas de l’énergie, qui fait l’objet de nombreux débats placés sous le nom de « transition ». Depuis toujours, la question centrale était l’accès à l’énergie. Où la trouver, comment l’extraire, comment en prendre le contrôle ? Pendant quelques millénaires, l’humanité a eu recours à la biomasse, le bois, les bouses de vaches et autres tourbes. Elle a utilisé la puissance animale, les vents et le soleil, sans oublier la force humaine elle-même, et ses dérives esclavagistes. Que d’ingéniosité a été mise en œuvre pour tirer le meilleur parti d’un souffle de vent, d’un rayon de soleil ou d’une chute d’eau ! Le progrès a permis ensuite de maîtriser des énergies fossiles, charbon puis pétrole et gaz. Une seule préoccupation : trouver de nouvelles sources d’énergie, et en conserver le contrôle.
Les conséquences de cette manière de voir ont été d’abord locales : la pollution, non seulement des sites de production, mais des villes et autres concentrations humaines. Le fameux smog, qui a fait tellement de victimes à Londres, est là pour le rappeler s’il en était besoin. Mais l’utilisation de l’énergie provoque aussi des rejets d’impact planétaire, dont nous prenons conscience aujourd’hui.
Dans leur célèbre rapport intitulé Halte à la croissance ?, les chercheurs du MIT ont mis en évidence qu’il n’y avait pas que la pénurie de ressources qui menaçait l’avenir de l’humanité : il y a aussi les rejets de toutes natures, produits indirects des activités humaines, et notamment de la consommation d’énergie. En fait, il y a trop d’énergie disponible. La crainte de la pénurie et les questions géostratégiques ont permis au prix de l’énergie d’atteindre des niveaux élevés, de l’ordre de 100 dollars le baril, et à ce prix-là, les ressources sont abondantes. Au lieu de favoriser les énergies « propres », sans impact lourd sur l’environnement, local ou global, la hausse des prix n’a fait que favoriser la recherche de nouvelles sources fossiles, hors de portée jusqu’à présent, comme les sables bitumineux, les gaz et pétroles « non conventionnels », les forages off shore dans des conditions extrêmes, notamment dans les régions polaires. Sans attendre que tous ces gisements ne soient inventoriés, il est clair que les systèmes de pensée et les organisations économiques qu’ils ont engendrées, restent stimulés par l’accès à la ressource, et restent indifférents à la question des rejets.
Le problème est que le « facteur limitant », le phénomène qui peut mettre péril nos modèles de développement, n’est plus la pénurie de ressource mais l’abondance des rejets consécutifs à l’utilisation de la ressource. Il y a là un retournement qui ne s’est pas encore imposé dans les esprits. On ne résout pas les problèmes avec l’état d’esprit qui les a créés disait Einstein. Le développement durable, nouvel « état d’esprit », ne s’est pas encore imposé face aux résistances d’un monde structuré par l’idée d’un monde infini, capable d’absorber tous les rejets.
De manière plus générale, les politiques économiques se sont attachées à créer de la richesse et de l’emploi par une hausse continue de la production. Le PIB. La consommation a été soutenue pour lui offrir les débouchés nécessaires et assurer la circulation de l’argent. Le résultat en est une pression accrue sur les ressources : malgré d’importants progrès sur les rendements « matière », la quantité de matière première intégrée dans une unité de bien ou de service, l’augmentation des volumes fait exploser le besoin de ressources.
C’est donc sur la consommation qu’il faut agir, à présent. Comment prolonger une forme de croissance, celle de notre qualité de vie, en adoptant un mode de consommation économe en matières premières ? L’important n’est plus tant le produit que l’usage que l’on fait de ce produit. La performance est d’obtenir le maximum d’efficacité « service rendu » avec un produit. On parle d’intensité énergétique, la quantité d’énergie incorporée dans un bien donné, mais on peut étendre le concept à toutes les matières premières rares, soit qu’elles soient en volume limité à la surface de la planète, soit que leur usage provoque des impacts insupportables.
Le retournement est toujours difficile à opérer. Les états d’esprits comme les structures économiques et sociales sont naturellement conservateurs, et souhaitent prolonger les équilibres existants aussi longtemps que possible. Se focaliser sur le produit plus tôt que sur son usage est rassurant : on reste dans un univers bien connu et sous contrôle. Le retournement du type que celui qu’Einstein nous invite à opérer nous amène à explorer d’autres univers, avec tous les risques que cela comporte. Mais le risque absolu, nous le savons bien, est de « continuer comme avant », business as usual…
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