Charnière
On dit que la crise se manifeste quand un monde ancien tarde à mourir, et que le nouveau peine à naître. Nous sommes bien dans des charnières entre deux époques, aavec le développement durable en perspective.
Le concept de développement durable, qui consiste, selon la définition du rapport Bruntland, « à satisfaire les besoins des populations actuelles sans compromettre la capacité des générations futures à satisfaire les leurs », apparaît en cette fin du XXème siècle, à la suite de cris d’alarme lancés par des chercheurs, des associations et un club d’industriels. C’est une réponse à l’expression d’un sentiment de panique, qui s’est traduit par le slogan « halte à la croissance ». Quand la machine s’emballe, on arrête tout. Ce n’est pas un hasard si le développement durable émerge à cette époque, c’est que nous sommes à la charnière entre deux époques.
Le monde aujourd'hui connaît des bouleversements profonds. Le prix de l'énergie en est une illustration d'actualité, et de nombreux observateurs affirment que ce n'est qu'un début. Nous vivons la fin d'une époque, qui a commencé avec la révolution industrielle au milieu du 19ème siècle. C'est la période du déstockage massif de l'énergie fossile, enfouie sous nos pieds, dans les sociétés occidentales tout d'abord, et ensuite recherchée dans le reste du monde qu'il convenait alors de placer sous contrôle. Il faut avouer que c'est nettement plus facile et bon marché de tirer l'énergie d'un produit préparé par la nature, facile à extraire et qu'il n'y a juste qu'à raffiner, que de la constituer à partir de la photosynthèse, avec tout le travail que cela suppose, des rendements faibles, une concentration médiocre. Cette facilité a permis une croissance phénoménale, contrôlée par les nations qui maîtrisaient les processus industriels. Cette période, de l'énergie fossile bonne à prendre à bas coût, est en voie de se terminer. Il y a encore des réserves, notamment de charbon, mais nous vivons la conjonction de deux phénomènes : d'une part la demande va croître fortement avec l'accession de peuples nombreux à des niveaux de consommation significatifs pour les prélèvements de ressources, et d'autre part l'irruption depuis quelques années de la conséquence du déstockage massif de carbone : le réchauffement climatique, conséquence de l'émission incontrôlée de gaz à effet de serre. Le stocks restant ne pourront pas être exploités avec la même insouciance que celle qui a prévalu jusqu'à présent.
Un deuxième phénomène marque notre époque, la forte croissance de la consommation. L'augmentation de la population inquiète nombre de nos contemporains. Ce n'est pas la première fois dans l'histoire que ce phénomène se produit, mais c'est un autre phénomène qui doit nous inquiéter en premier : l'augmentation de nos consommations par tête. Le nombre de chinois ou d'indien est inquiétant non pas dans l'absolu, mais parce que ces populations accèdent ou vont accéder rapidement, et c'est bien normal, à des niveaux de consommation, des « standards de vie », bien supérieurs à ce qu'ils ont été dans l'histoire, et que la conjonction des deux phénomènes, croissance démographique et augmentation du niveau de vie, vont créer des tensions de plus en plus fortes sur les ressources si nous n'y prenons garde. Un apartheid économique a plus ou moins été organisé par les puissances occidentales, 20% de la population s'accaparant 80% des ressources, mais chacun sait que cette situation, outre qu'elle n'est pas moralement défendable, va prochainement voler en éclat avec l'émergence de nouvelles puissances économiques.
Troisième phénomène important : la fin des biens gratuits. Nous avons tellement considéré la nature comme corvéable à merci, qu'elle commence à sérieusement montrer des signes de faiblesse. La vie sauvage, le « vivant », entre dans le monde marchand, comme les biens essentiels à la vie que sont l'eau et l'air pur. La valeur d'usage, disait-on, est inversement proportionnelle à la valeur marchande. Et bien c'est fini, ou ça le sera bientôt. En témoigne par exemple cette publicité d'un organisme caritatif sur l'eau potable, bien auquel un pauvre africain n'aura pas accès, puisqu'il n'a pas d'argent.
Notre monde change, l'énergie pas chère, c'est terminé, les exigences de consommation de nombreuses populations augmentent inéluctablement, et des biens vitaux, autrefois gratuits, entrent dans la sphère marchande. Tout cela crée une nouvelle donne pour les sociétés modernes, et pour l'économie, en tant que cadre pour la production et les échanges entre les hommes. Il n'y a pas besoin d'être économiste pour s'en rendre compte, non plus que pour savoir que les instruments de nos économies « modernes » ont pour la plupart été mis en place pour la reconstruction, en 1945. Le contexte est radicalement différent, et nécessite de nouveaux cadres de référence, de nouveaux instruments d’évaluation, de calcul économique, de bilan social, d’échanges. C’est ainsi que l’on voit apparaître les « droits à polluer », les quotas, les « certificats blancs », qui ressemblent un peu à une économie à rebours. Ce cadre nouveau s’installe difficilement, et le système de pensée dominant reste bien celui du passé, celui de l’époque de la croissance externe, malgré une sympathie de bon aloi affichée pour les nouveaux dispositifs. « La difficulté n'est pas de comprendre les idées nouvelles, mais d'échapper aux idées anciennes » disait John Maynard Keynes. C'est le moment de prouver qu'on en est capable.
La photo représente le jardin Anna-Marty, à Paris, sur le boulevard périphérique, à la charnière entre Paris et sa banlieue
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