Bon sens
Quand j’entends dire que le développement durable est simple affaire de bon sens, je me méfie. C’est comme les Monsieur Jourdain qui « font du développement durable » sans le savoir. Je pense alors à Esope et à sa langue, la meilleure et la pire des choses.
La meilleure, parce qu’il arrive effectivement, et c’est heureux, que certaines pratiques courantes soient empreintes de sagesse, que le « bon sens populaire » ait intégré depuis toujours des règles que quelques esprits forts prétendent aujourd’hui pouvoir enfreindre sans problème. Qu’une bonne partie de nos habitudes et de nos règles de comportement soient spontanément « durables » est une bonne chose, à préserver et à amplifier si possible.
Attention toutefois à la dérive conservatrice. Le bon sens devient vite la répétition sans discussion des pratiques anciennes, on fait comme on a toujours fait ! Et l’homme de bon sens de regarder de haut celui qui s’escrime à imaginer des choses nouvelles, à explorer des voies nouvelles. Le développement durable s’appuie assurément sur quelques règles de bon sens, mais il a énormément besoin d’innovation. Il a même parfois besoin de transgression, sous contrôle, avec précaution, pour aller voir au-delà de ce que l’on imagine. Gardons nous de l’affirmation c’est du bon sens, jetée comme démonstration pour masquer l’absence d’argument sérieux, fondés sur l’observation ou la déduction.
Il faut remettre le bon sens en question, régulièrement. Il véhicule des croyances, des modèles culturels, il correspond à l’état des connaissances en un lieu et en un temps donné. Les règles du bon sens ne sont pas absolues. Nous admirons Parmentier, l’homme de la pomme de terre, qui a su faire preuve d’une grande astuce pour convaincre ses contemporains de l’intérêt de ces tubercules. Tout homme de science qu’il fût, il a défendu fermement que l’eau de la Seine à Paris, qui recevait directement toutes les saletés de la ville, était meilleure pour la santé que l’eau de source. Si les buveurs d’eau voulaient goûter avec attention celle de la Seine, ils trouveraient sans doute de la différence dans l’eau puisée au dessus de Paris ou dans son enceinte : cette dernière a évidemment plus de ténuité, de légèreté, et de saveur ; ce n’est point qu’elle renferme une plus grande quantité de matières salines et extractives, mais elle possède une surabondance d’air, qui s’y forme au moyen du mouvement augmenté dans son passage par l’impulsion que lui communique l’arrivée des matières qu’on y jette (1). Bon sens hier qui ne l’est plus aujourd’hui. Sans doute rira-t-on dans quelques siècles de certaines de nos croyances trop facilement appelées bon sens.
Si ce fameux bon sens nous porte à la prudence, il faut s’en féliciter. Les usages traditionnels ont leurs fondements, et il ne faut pas s’en écarter sans avoir évalué les risques encourus. Connaître les mécanismes qui ont conduit aux règles de bon sens est à ce titre une des voies du progrès.
A l’inverse, si le bon sens conduit de fait à la paralysie, en prenant toute la société à témoin de certitudes qui n’en sont pas, le bon sens devient l’ennemi du développement durable.
Développement durable et bon sens sont donc faits pour s’entendre, pourvu que l’on dépasse un fétichisme du bon sens, qu’on le désacralise. Prenons-le alors comme un signal, une borne que l’on ne franchit pas sans adopter une politique de prudence, ou précaution, réversibilité, étude d’impact, sont des maîtres mots.
1 Antoine Augustin Parmentier, Dissertation physique, chimique et économique sur la nature des eaux de la Seine, Paris, 1775, cité par Françoise Nowak dans Ces métiers qui donnent de l’eau aux Parisiens, Editions du pavillon de l’eau, Paris, 2007
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