Redistribution
La question sociale est au cœur du développement durable, comme la bonne santé économique des sociétés. Comment faire pour que les richesses produites soient redistribuées durablement ?
Comme le souligne Joseph Stiglitz dans « La grande fracture » (1), la question de la répartition des revenus a longtemps été éclipsée, dans l’univers des économistes, par celle de la production. Avant de se partager le gâteau, il faut le produire, et le plus gros possible, évidemment.
Les questions connexes, des ingrédients (ressources) et des dégâts collatéraux (rejets dans l’environnement notamment) n’étaient guère une préoccupation, non plus que la répartition des fruits de la croissance. Parlons ici de ce dernier point.
Le travail a toujours été une des clés de distribution des revenus, à côté du capital. Travail direct, les salaires, ou indirect sous forme de congés de maladie, d’indemnités de chômage ou de retraites. L’emploi est ainsi devenu pour beaucoup le passage obligé pour obtenir un pouvoir d’achat et s’insérer dignement dans la société. Mais la donne change. La révolution numérique ne crée pas les emplois attendus face à ceux qu’elle supprime, les imprimantes 3D nous promettent des bouleversements dont on ne mesure pas encore les effets, l’économie collaborative provoque des échanges de services hors marché, les robots envahissent la planète et vont se substituer à de nombreux cols blancs. L’avenir de l’emploi est bien incertain, et la hausse de la croissance de notre bien-être n’est plus corrélée à celle de l’emploi.
Si cette tendance se confirme, comment va-ton répartir les fruits de la croissance ? Soyons cyniques un instant. Les salaires, indemnités et retraites semblent avoir pour objet de récompenser un travailleur pour ce qu’il produit ou ce qu’il a produit. Ils ont surtout pour fonction principale de distribuer du pouvoir d’achat pour que l’économie tourne rond. Les retraités, avec leurs revenus garantis, sont de grands acheteurs de biens tels que les voitures neuves, et les indemnités de chômage ont pour principal objectif de soutenir la consommation des actifs ayant un emploi. La peur de la perte de leur emploi ne doit pas les empêcher de consommer ! Daniel Cohen (2) nous rappelle que Henry Ford affirme dans ses mémoires n’avoir jamais gagné autant d’argent qu’à partir du moment où il a multiplié les salaires par deux.
Des économistes ont depuis longtemps rêvé à des sociétés « sans travail », mais il s’agissait pour beaucoup d’une utopie. L’hypothèse que la société ne parvienne plus à proposer un emploi à chacun n’est plus une vue de l’esprit. Elle est de plus en plus souvent évoquée, et elle pose le problème non pas de la production, celle-ci étant assurée avec une main d’œuvre réduite, mais de la répartition, sans omettre les autres fonctions sociales du travail, insertion dans la société, dignité, etc.
La question de la répartition des fruits de la croissance, outre qu’elle participe aussi à la mobilisation des troupes et par suite à la croissance elle-même, sera de plus en plus posée dans les faits sans référence à l’emploi. La fonction distribution de pouvoir d’achat deviendra dominante par rapport à la rémunération d’un service rendu. Le RMI et le RSA sont déjà dans cette logique, mais ils restent réservés à quelques catégories de personnes.
Comment assurer une répartition des revenus à la fois équitable et bonne pour l’économie, dans ses aspects micro (à l’échelle des individus net des entreprises) et macro (pour les Etats et les échanges internationaux), la question à laquelle Keynes avait répondu en son temps, refait surface dans un contexte de mondialisation et des nouvelles technologies.
Le sujet des retraites, notamment, retrouve dans cette réflexion à mener une chance de sortir de l’impasse où il se trouve. Le cahier des charges suivi en 1945 pour reconstruire un dispositif après la guerre ne correspond plus au contexte actuel. Seuls les revenus salariaux ont été mis à contribution, ce qui a du sens si la retraite est considérée comme un salaire différé, mais n’en a guère dans l’optique « redistribution pour faire tourner l’économie ». Il faut écrire un nouveau cahier des charges, sans a priori, pertinent dans le contexte de 2015 et prévisible pour les années à venir, pour créer un régime adapté aux temps présents et futurs. Quelques axes de ce cahier des charges pourraient être : efficacité pour la bonne marche de l’économie, lutte contre la pauvreté et sécurité financière pour les personnes âgées, mais aussi offrir à tous, y compris les « vieux », des opportunités de vie sociale, de participation à la création de richesses, monétarisées ou non, de citoyenneté active, etc. Une fiscalisation du financement des retraites, fondée sur tous les revenus et pas seulement sur les salaires, serait alors envisageable, parmi d’autres pistes que des économistes pourraient imaginer.
Redistribuer les richesses, dans le monde et à l’intérieur de chaque pays, est un enjeu que l’OCDE a pointé par ailleurs dans ses travaux sur les inégalités (3). Celles-ci, résultat de la répartition actuelle des revenus, se creusent et s’avèrent défavorables à la croissance. Les raisons sont multiples, aujourd’hui, de mobiliser les esprits sur la redistribution du pouvoir d’achat, à croiser bien évidemment avec les modes de vie et les aspirations.
1 - Les liens qui libèrent, 2015. Voir la note de lecture.
2 - Dans le monde est clos, et le désir infini, Albin Michel, 2015
3 - Rapport sur le cadre de l’OCDE pour une croissance inclusive, 5-7 mai 2014. Voir sur ce sujet la note Inégalités
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