Appropriation
Les changements importants que le monde doit engager pour changer d’époque et entrer dans l’ère du développement durable ne peuvent être imposés. Ils doivent être appropriés des populations concernées.
« Nous vivons une époque formidable », nous disait Reiser. Une époque aux grands enjeux pour l’histoire de l’humanité, car elle a atteint les limites de la Terre. Un siècle où la population atteindra un niveau de 9 à 10 milliards, où le climat peut basculer et transformer profondément notre planète.
Il faut trouver un nouveau modèle de développement. L’hypothèse d’un monde infini, dans laquelle nous sommes nés et avons forgé nos cerveaux doit être oubliée. Notre pensée doit se restructurer autour de l’idée que le monde est « fini ». Cette révolution dans les esprits n’est pas évidente. Il faudra abandonner des certitudes, et des habitudes confortables.
Ce bouleversement n’est pas encore survenu, mais il a démarré ici et là et chacun ressent que le futur ne sera pas le prolongement du passé, ce qui suscite inquiétudes et résistances. Pour paraphraser Françoise Gaillard, « la mutation rapide du monde et les changements de valeur qui l’accompagnent provoquent chez tous les acteurs sociaux un sentiment de perte d’emprise sur le réel(1) ». Demain ne sera pas meilleur qu’aujourd’hui, et il pourrait même se dégrader si l’on en croit les sondages auprès des français, qui pensent en majorité que leurs enfants vivront moins bien qu’eux-mêmes. Ils ont bien sûr raison si on continue comme avant, comme aux temps bénis où la planète était infinie.
Il faut donc trouver de nouvelles voies de progrès, pour ouvrir de nouvelles perspectives et continuer une marche en avant de l’humanité. Cette recherche ne peut être conduite par quelques groupes éclairés, savants ou technocrates. Elle doit être portée par la société toute entière, qui doit ensuite s’en approprier les conclusions. Les grands enjeux du 21e siècle doivent donc être populaires. Ce n’est pas évident, pour deux raisons au moins : leur complexité, et les difficultés de bien les décrire, avec une part importante d’inconnues ; le jeu des acteurs et des institutions, inquiets des changements qui vont modifier les équilibres et redistribuer les cartes du pouvoir. La première raison donne aux acteurs tous les arguments dont ils ont besoin pour brouiller les cartes et rendre encore plus impénétrables les voies non pas du Seigneur mais du progrès. Ajoutons que les spécialistes de ces grands défis sont comme tous les spécialistes. Ils se complaisent dans leur monde, secrètent leur vocabulaire, leurs codes, et rendent souvent leur science inaccessible au grand public. L’appropriation est mal partie !
Comment sortir de ces contradictions, pour distiller dans la population l’envie de participer à cette recherche collective ? Comment donner à chacun les outils pour s’approprier un futur qu’il contribue à imaginer ?
Un premier exemple nous est donné par la couche d’ozone. Voilà une question bien compliquée, avec des effets retards, une dimension globale, à l’échelle de la planète, et avec des intérêts économiques lourds. La communication a été très simple, un symbole sur les bombes aérosols, et les changements de comportements immédiats. Les produits de substitution ont été plébiscités. Il s’est passé beaucoup d’autres choses, mais les consommateurs ont été directement interpellés et ont répondu positivement. Voilà une politique appropriée, qui donne des résultats : au bout de 30 ans, les scientifiques qui observent la couche d’ozone nous donnent de l’espoir. Une réponse claire a été apportée à la question : que puis-je faire, moi, dans ma sphère d’influence, ici et maintenant ? Les discours généraux sont toujours bienvenus, mais ils semblent tellement lointains, qu’ils ne mobilisent guère, dans les actes.
La collecte sélective des déchets serait un autre exemple. Que n’a-t-on entendu sur les français, qui n’accepteraient jamais de répartir leurs déchets dans plusieurs poubelles ? Partout où le discours a été clair, en accompagnement d’une politique technique solide, les habitants se sont appropriés le tri. Bien d’autres exemples de « bonnes actions » pourraient être donnés, tels que le commerce équitable.
Il reste que cette constellation d’initiatives partielles ne donne pas une perspective forte et mobilisatrice. Il reste à donner à cet ensemble disparate une dimension fédératrice, qui ajoute à chaque action, au-delà de son effet propre, une dimension collective, qui lui donne du sens.
En matière militaire comme en matière commerciale, il faut toujours allier la « couverture aérienne » ou la campagne de publicité à la télévision, d’une intervention sur le terrain, fantassins pour occuper ledit terrain, ou « force de vente » pour mettre en valeur les produits dans les magasins. L’appropriation se joue à deux échelles. La compréhension et l’adhésion à un grand dessein, et l’adoption de pratiques quotidiennes, qui permette à chacun de montrer cette adhésion. Encore faut-il que les deux échelles soient coordonnées, que le discours général ne soit pas coupé des préoccupations immédiates des personnes concernées, et que les actions quotidiennes qui leur sont proposées ne soient pas une somme d’alibis ou de gestes de bonne volonté sans lendemain. Rien ne décourage plus les bonnes volontés que de s’apercevoir que leur engagement ne sert à rien.
Le développement durable s’est développé aux deux échelles, du grand discours et des actes concrets, mais il manque encore le lien entre elles, pour que « chacun sache ce qu’il a à faire ». Encore un effort pour l’appropriation.
1 - Actes du symposium de l’Académie d’architecture « 2014-2041 : Quelles stratégies pour l’architecture, les villes et les territoires ? », 17 décembre 2013
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