La nature, victime de la magie des comptes
Les comptes sont trompeurs. Une forme de magie, une fabrique à illusions. Les mesures prises par le Gouvernement pour faire face à la crise agricole en sont une bonne illustration. Le vrai problème, celui qui a déclenché les barrages sur les routes, est le revenu des agriculteurs, les plus pauvres d’entre eux notamment. La préoccupation légitime du pouvoir d’achat des Français conduit depuis toujours à contenir la part de l’alimentation dans le budget des ménages. Les agriculteurs en font les frais. Un système de subvention a été imaginé pour éviter l’effondrement de l’agriculture, en faisant payer par le contribuable la part que le consommateur économise. Un système administré, donc, qui aurait permis une approche sociale tout en orientant l’évolution technique de l’agriculture. Une occasion ratée. L’aide est inégalement répartie. Elle bénéficie plus aux grosses exploitations céréalières qu’aux petits éleveurs. Elle favorise en outre une conception de l’agriculture que beaucoup d’experts estiment dépassée, au lieu d’accompagner la transition vers un modèle plus durable, combinant production et protection de l’environnement, climat, biodiversité, ressource en eau, etc. C’est l’inverse qui s’est produit. La production et la protection se trouvent opposées, au lieu d’être associées. L’approche comptable en est une des causes.
La production donne lieu à rémunération, à échanges monétaires, elle entre dans les comptes. Sa valeur est visible et mesurée, elle contribue à la croissance, au PIB. Les effets « collatéraux » comme la dégradation des sols sont oubliés. La protection, le maintien de l’environnement et de l’outil de travail, dont bénéficie l’exploitant et la collectivité, n’entrent pas dans les comptes. Leur valeur est invisible, même si nous savons que les services gratuits procurés par la nature représentent plusieurs fois le PIB officiel. La magie des comptes combinée à l’opposition artificielle « production vs protection » conduit ainsi à des solutions à la Pyrrhus, dont le bilan réel restera inconnu.
Dépensons sans compter ce qui ne se compte pas.
La règle d’or avait déjà, en son temps, suscité le débat. Equilibrer les comptes, oui, mais quels comptes ? Nous le savons bien, beaucoup d’aspects de nos vies ne se traduisent pas en termes monétaires. L’observatoire de l’immatériel ( ) l’a mis en évidence pour les entreprises. La fidélité des clients, l’engagement du personnel, la qualité du management et bien d’autres facteurs sont essentiels pour la bonne santé de l’entreprise mais n’entrent pas pour autant dans les comptes. Les rapports extra-financiers traitent ces aspects, mais les bilans ne les reflètent qu’avec retard, quand ils se répercutent sur les résultats de l’entreprise. Le capital humain, social, n’est pas comptabilisé, même s’il fait partie des actifs de la société.
Pour la collectivité, une nation par exemple, nombreux sont les facteurs qui contribuent à sa prospérité. Citons le niveau de formation, la bonne santé de la population, la confiance des citoyens, qui constitue un capital humain, et le patrimoine naturel, comme l’abondance de ressources, l’eau douce par exemple, et aussi le climat, tempéré humide chez nous, ce qui est une bénédiction. Ces facteurs n’entrent pas dans les comptes publics. L’environnement, de manière générale, se trouve souvent « variable d’ajustement » des politiques et des projets. L’intégrité de cette valeur relève de la loi, et la tentation est grande de la relativiser dans une approche dite « pragmatique ». Le prix à payer pour chacune des entorses, appelées souvent dérogation, n’est pas connu. Il sera payé plus tard, souvent de manière diffuse, et pas par ceux qui en sont à l’origine. Les marées vertes, par exemple, coutent cher à l’environnement pour la collectivité, mais aussi aux métiers de la mer et au tourisme. Ce qui n’empêche pas, aujourd’hui, d’annoncer des simplifications de procédures d’autorisation pour les extensions d’élevages. Tout se passe comme si ce qui n’est pas compté n’existe pas.
L’environnement est souvent accusé de couter cher, mais ce sont les dégradations de l’environnement qui coutent cher. Le prix apparait bien après le mal. Les comptes n’intègrent pas la cause dudit mal, mais bien le coût de la restauration éventuelle. Les comptes ne font apparaitre l’environnement que dans la colonne des dépenses, ce qui l’expose à toutes les mésaventures à chaque fois que l’Etat a besoin d’argent frais, ou de relancer l’activité. L’environnement « vache à lait » des pouvoirs publics, qui l’eut cru ?
Edito du 28 février 2024
- Vues : 702
Commentaires