
Le développement durable, pour une recivilisation
Décivilisation, un mot inquiétant, qui nous rappelle que les civilisations sont mortelles. Jared Diamond nous avait bien décrit le processus dans son livre Effondrement (1). Cette fois-ci, une nouvelle extinction des espèces pourrait en être la conséquence, tellement notre civilisation a voulu jouer avec les grands équilibres qui régissent la planète. D’autres civilisations ont produit des déserts, mais les effets sont restés géographiquement limités, alors que la nôtre, par sa puissance, touche au climat, aux grands cycles, de l’eau, de l’azote, du phosphore, etc. Il serait temps de changer de civilisation.
La décivilisation fait référence à notre mode de gouvernance. Perte de cohésion de la société, sentiment d’abandon dont certains souffrent, éloignement physique et mental entre les décideurs et les citoyens, multiplication de messages alarmistes et souvent contradictoires, rapidité des transformations du monde, et bien d’autres ingrédients produisent un cocktail amer, qui met la gouvernance à rude épreuve. La recherche de valeurs sures est devenue un facteur déterminant dans le comportement et les choix de nos concitoyens. Une forme de quête de l’absolu qui se retrouve dans nos mentalités et nos systèmes politiques.
L’absolu comme recours, face à un monde incertain, se traduit dans les modes de gouvernance. Le poids des religions, de l’identité, en sont quelques aspects bien identifiés, comme la bonne santé, hélas, des régimes dits « illibéraux », ou des « démocratures ». Dans le pays où est née la démocratie, la Grèce, les électeurs devront retourner aux urnes parce que le gagnant de la récente élection ne se satisfait pas d’une majorité relative. Les pleins pouvoirs, sinon rien, pourrait-on en déduire. Absolu, voilà le mot magique. Certitude, stabilité, ordre, unité, efficacité, voilà les promesses de l’absolu. En France, l’absence de majorité absolue est perçue comme une faiblesse, que les gouvernants cherchent à surmonter péniblement. La presse présente cette situation comme un handicap politique et les pratiques parlementaires que nous observons le confirment. Et pourtant, personne ne croit qu’une majorité absolue existe dans la population, alors que le parlement est censé la représenter. Majorité absolue et démocratie semblent inconciliables, en dehors de périodes historiques exceptionnelles, à moins de fausser la représentativité des élus. C’est ce que nous faisons, allant même, quand le scrutin est proportionnel, à apporter un coup de pouce pour assurer une majorité absolue à la formation qui a atteint une majorité relative. Il n’est pas surprenant que de nombreux électeurs ne se sentent pas représentés, et finissent par se désintéresser de la vie politique. Sont-ils sur la voie de la décivilisation, ou bien est-ce le mode de fonctionnement de la « civilisation » qui est à revoir ?
Ajoutons que le mode de scrutin dit « majoritaire », sur la base de circonscriptions, ne l’est que dans les mots. C’est le plus sensible à une variation infime de l’opinion. Déplacez 1 ou 2% de l’électorat, ce sont des dizaines de députés qui changent de couleur, et vous obtenez une majorité différente. Les groupes sociaux bien organisés deviennent ainsi des « faiseurs de roi » et imposent leurs volontés. En période de profondes transformations de la société, comme aujourd’hui. Les groupes constitués protègent leurs intérêts, ceux du monde d’hier, et deviennent ainsi les gardiens du statu quo, d’une stabilité factice car très fragile, et de l’immobilisme bien perçu par Edgar Faure : « l’immobilisme est en marche, et rien ne pourra l’arrêter ». L’adaptation au monde nouveau qui se constitue sous nos yeux est bien mal partie. Le désarroi qui résulte de cette situation ne peut que contribuer à la décivilisation. En revanche, la recherche de la meilleure manière de tirer parti de ce nouveau monde, qui pourrait structurer une vision d’avenir et produire de la civilisation, reste marginale dans l’esprit des dirigeants, et notamment de la haute fonction publique, enfermée dans ses certitudes. « L’élite ou technostructure administrative en place a une oreille sélective, n’écoutant guère que ce qui est compatible avec la culture-maison et avec sa façon de faire, quitte à disqualifier l’expérience et les recommandations des « étrangers » nous disent deux experts en la matière, Patrick Gibert et Jean-Claude Thoenig (2).
Cette obsession de la majorité absolue conduit à un refus de toute construction commune à laquelle participeraient des formations différentes. La confrontation est la règle, sans le débouché que fournirait une forme de coopération. Nous n’avons pas besoin d’être d’accord sur tout pour collaborer, telle devrait être la règle pour explorer les futurs inédits, chercher de nouvelles opportunités. La poursuite d’une forme de développement type « ancien monde » conduit à des affrontements « hors sol », et inopérants face aux enjeux d’aujourd’hui. L’incapacité à dialoguer qui en résulte est la marque de la décivilisation en marche.
Pour « reciviliser », le besoin est urgent de perspectives de progrès « nouveau monde ». Le développement durable pour reciviliser, un beau programme.
1 - Paru en France chez Gallimard en 2006
2 - Dans « La modernisation de l’Etat », © Classiques Garnier, 2019
Edito du 7 juin 2023
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