Tuyaux d’orgue et no-man lands
Tuyaux d’orgue, silo, couloir, autant d’expressions à succès, un succès que nous préfèrerions modeste. Il s’agit en effet de décrire la manière dont de nombreuses décisions, politiques ou projets sont menés. La vie est complexe, avec ses multiples facettes, et les actions humaines sont souvent réductrices. Au lieu de conserver une approche globale, qui synthétise les enjeux, le contexte, les envies et les objectifs, chaque affaire est découpée en de nombreux secteurs, chacun avec leur spécialiste. Dès l’université, nous nous habituons à approfondir un sujet, et progressivement à l’isoler des autres. Sans doute est-ce parce qu’il est plus facile de noter sur une matière que sur un ensemble composite. Les approches verticales peuvent passionner les initiés, mais elles échappent vite aux profanes, même quand ils doivent prendre des décisions.
Chacun court dans son couloir, essaie surement de faire au mieux, mais en ignorant ce que fait son voisin. Un phénomène qui touche des projets matériels comme des mesures générales. Aujourd’hui, par exemple, voici deux textes de loi qui arrivent au Parlement : l’un sur le grand âge, l’autre sur les retraites. Deux approches qui ont de nombreux points communs. Sur le grand âge, le premier aspect présenté est la perte d’autonomie, à retarder le plus possible. L’activité et la participation à la vie sociale sont des facteurs essentiels au maintien des vieux en bon état de marche, pour parler simplement. L’âge de la retraite et les conditions de vie à la retraite sont évidemment concernés, mais il semble bien que le grand âge ne soit évoqué côté retraite que pour les coûts qu’il engendre. Il doit bien y avoir un lien entre les deux âges critiques, celui de a retraite et celui de la dépendance. Comment repousser non pas l’âge de la retraite mais celui de la dépendance, voilà un débat que nous voudrions bien voir, espoir déçu jusqu’à présent. L’esprit cartésien, chaque chose à sa place, les vaches sont bien gardées, mais que d’opportunités ratées. Les parties prenantes aux débats ne sont pas les mêmes pour chacun de ces textes, bien que tous soient affectés du qualificatif de social. Une vision globale de la vieillesse serait à coup sûr plus féconde que d’un côté l’équilibre financier des caisses de sécurité sociale, et de l’autre la recherche d’un financement pour le grand âge.
Dans l’aménagement des villes et des territoires en général, nous assistons souvent à une accumulation de décisions prises par différents acteurs qui obéissent chacun à une logique spécifique. Dans les municipalités, les délégations aux adjoints provoquent des découpages, parfois des rivalités. Les interactions entre les domaines sont ignorées ou sous-évaluées. Des approches transversales permettent toutefois de retrouver l’unité d’action et une cohérence bien visible, comme il est montré dans le livre qui vient de paraître « Aménager les territoires du bien-être », dont vous trouverez une note de lecture dans ce dictionnaire du développement durable. Le paysage, fédérateur des différentes approches techniques, ça marche. Dans le même registre, nous pourrions citer les agendas 21, qui doivent produire une vision d’un futur durable pour une collectivité, vision qui oriente l’ensemble des politiques. Ou bien les PADD, projets d’aménagement et de développement durable, qui doivent donner du sens aux PLU, plan locaux d’urbanisme, sens à traduire sur les sols.
Les grands défis auxquels nous sommes confrontés ne peuvent être abordés séparément. Ils ont chacun leurs spécificités, mais aussi beaucoup de connexions. Aujourd’hui, il est beaucoup question de climat et de biodiversité, à l’occasion de la COP 15 sur ce dernier sujet, à Montréal. Nous nous apercevons que la dégradation du climat et celle de la biodiversité se renforcent mutuellement, et qu’une action convergente est nécessaire. Développer les mangroves sur les littoraux permet de lutter contre les effets de la hausse du niveau de la mer, la bonne santé des océans leur permet d’absorber plus de gaz carbonique, pour prendre deux exemples maritimes, et il en existe bien d’autres sur terre et dans les airs. Une action (ou une politique), deux dividendes, voici une bonne manière de relever les défis. Nous nous apercevrons vite que d’autres dividendes peuvent être s’agréger, dans des domaines tels que l’alimentation, la santé, la vie locale. Une vue d’ensemble, globale, est la meilleure réponse aux crises, qui, elles, se conjuguent. Le réchauffement des eaux réduit à la fois leur richesse biologique et leur capacité à prélever le carbone.
Nous ne trompions pas, nous avons besoin de spécialistes, mais ne les laissons pas enfermés dans leurs spécialités. Les charnières, les lisières entre les disciplines, les écotones pourrait-on dire pour faire plaisir aux naturalistes, sont des espaces d’une grande richesse, souvent méconnus car aux confins des spécialités, loin des yeux. Le diable est dans les détails, et les solutions dans les interstices. Il nous faut des explorateurs de ces no-man lands.
Edito du 14 décembre 2022
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