A contre-courant
Nous sommes pleins de contradictions c'est bien connu. Plusieurs logiques s'opposent dans nos esprits, et nos choix peuvent souvent se trouver contradictoires. La logique dominante n’est pas toujours celle que la raison préconise.
Prenez l'exemple des gros rouleurs. Un programme spécifique les concernant est annoncé depuis la hausse brutale du prix des carburants, qui tarde à sortir des bureaux de l'administration. Il semblerait que l'objectif est d'alléger la facture pétrolière pour tous ceux qui font un usage intensif de l'automobile. Le bon sens aurait voulu que ce programme aide les gros rouleurs à moins grosrouler, à s'organiser pour poursuivre leurs activités tout en réduisant leur kilométrage. Regrouper des déplacements, covoiturer, combiner plusieurs types de transport, imaginer des solutions logistiques innovantes, et bien d'autres choses encore. Il est à craindre que le programme gros rouleur soit à l'inverse une aide à continuer à grosrouler. Une aussi forme de subvention, encore une, aux énergies fossiles, parée des meilleures intentions comme il se doit. Les gros rouleurs roulent manifestement dans la mauvaise direction !
Autre exemple d’actualité : notre modèle agricole. Hérité du temps où nous voulions nourrir le monde, un modèle axé sur la productivité, privilégiant les volumes produits, notamment pour exporter. L’enjeu aujourd’hui n’est plus le même. Notre agriculture représente moins de 2% du PIB, mais elle est responsable de 20% des émissions françaises de gaz à effet de serre. Un peu plus que le secteur du bâtiment. Un ratio catastrophique, qui ne s’améliore guère, et qui ne semble pas susciter d’intérêt, alors qu’il y a des gains substantiels à réaliser. Le modèle dominant est montré du doigt pour sa consommation d’eau. Ça fait des années que le sujet est identifié, sans que le virage des économies ait été pris. Ajoutons que le Grenelle de l’environnement avait prévu une division par deux des pesticides, et que leur consommation n’a depuis cessé de croître. Le modèle semble indéboulonnable, alors que chacun voit à quel point il est à contre-courant de ce qui serait souhaitable.
Dans le même ordre d’idées, l’artificialisation des sols. Bonne idée de vouloir la maitriser, mais n’est pas encore un arbre qui vient cacher la forêt ? L’accent mis sur les surfaces artificialisées masque la manière dont les surfaces non artificialisées, l’essentiel de notre territoire, sont traitées. Les champs compactés sous le poids des énormes engins qui les écrasent, les produits qui éliminent toute vie de la terre et des végétaux, l’érosion accélérée des sols, les forêts naturelles et encore sauvages remplacées par des plantations bien alignées de type monoculture, toutes ces pratiques sont des manières d’artificialiser les sols, et il n’est guère question de les limiter sérieusement. Au contraire, l’intensification est vantée comme manière de réduire l’artificialisation. Habile retournement, vous en conviendrez.
L’affaire des jets privés set une autre illustration des contradictions qui conduisent à des choix surprenants. Leur consommation est marginale, en regard à celle de l’aviation commerciale, mais leur usage sans limite à l’heure où chacun doit fournir des efforts pour réduire sa consommation d’énergie pose un problème de vie sociale, et pourrait bien rendre inaudibles les appels à la modération. Pourquoi, dans ces conditions, le blocage de tout frein à leur usage ? Nous n’avons pas eu beaucoup d’explications. Peut-être est-ce pour ne pas casser une image attractive de la France. Une autre explication serait peut-être le volet industriel de toute mesure restrictive sur les jets privés. Notre constructeur national, Dassault, est également le constructeur d’avions militaires, dont le fameux Rafale, qui a tant de mal à se vendre. Une baisse des affaires sur le privé n’aurait-elle pas des conséquences sur le militaire, les prix notamment ? Le domaine militaire étant par nature secret-confidentiel, nous ne le saurons jamais.
Autre domaine où l’interférence entre civil et militaire pourrait orienter les décisions, le nucléaire. Mis à part le nucléaire médical, le nucléaire civil est né du militaire. Il a bénéficié des recherches à fins militaires, et en retour, des choix à vocation énergétique ont pu être dictés par des considérations militaires. L’ancien vice-président des Etats-Unis Al Gore disait que les problèmes de prolifération qu’il avait rencontrés avaient tous pour origine le nucléaire civil. Aujourd’hui, la prolifération nucléaire militaire est fille de la vente des centrales civiles à des pays qui y ont pris goût. Allez savoir si cette connexion forte entre les nucléaires civils et militaire n’est pas une des raisons de choix qui peuvent surprendre, quand nous savons que le kilowattheure qui sortira des EPR dans une quinzaine d’années coutera deux fois plus cher que celui qui sortira des éoliennes, y compris offshore. Ne va-ton pas à contre-courant du simple point de vue énergétique, la priorité étant donnée aux considérations d’ordre militaire ?
Dans un monde complexe, de nombreux facteurs entrent en jeu pour la moindre décision. Certains prennent l’ascendant sur les autres, sans que les raisons en soient toujours claires. La recherche de nouveaux modèles de société que comporte le concept même de développement durable ne peut échapper à ce phénomène, mais pour obtenir l’adhésion du plus grand nombre à ces nouveaux modèles, les priorités doivent elles-mêmes faire l’objet d’un large consensus. Pour ne pas être à contre-courant de l’histoire.
Edito du 2 novembre 2022
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