Un risque majeur : l’immobilisme
L’argument revient dans l’actualité sous un aspect particulier. Le mode de scrutin majoritaire est sensible à quelques fluctuations de l’électorat, parfois mineures. Un déplacement de 1% des votes peut changer le résultat du scrutin dans une centaine de circonscriptions. Un petit groupe socio-économique tient ainsi le sort de l’élection entre ses mains. L’influence des chasseurs, par exemple, illustre bien ce danger, d’autant plus pernicieux que, contrairement aux votes en assemblée, ceux du suffrage universel sont anonymes, et s’oublient vite une fois l’assemblée formée.
Les groupes sociaux bien constitués, structurés, trouvent ainsi un mode d’exercice de pouvoir bien plus efficace que le contrôle d’un groupe charnière dans l’hémicycle. La pression qu’ils peuvent activer est plus discrète. Un exemple frappant nous est donné ces jours-ci avec l’adoption du volet français de la politique agricole commune, qui s’appliquera de 2023 à 2027. Le « plan stratégique national » présenté à la Commission européenne a été l’objet de nombreuses concertations, y compris une consultation citoyenne menée par le ministère sous le nom d’ImPACtons !, qui a mobilisé plus de 12 000 Français. Le résultat est consternant, à en croire les nombreux professionnels et chercheurs qui l’ont analysé. Business as usual, pourrait-on résumer. On continue comme avant, aides à la surface privilégiant les plus gros exploitants, « écorégime », imaginé pour favoriser les efforts pour l’environnement, et finalement établi au niveau le moins exigeant. Aucune proposition issue de la concertation n’a été retenue. Un résultat qui interroge sur les modalités d’élaboration de cette stratégie, cruciale dans cette décennie qui doit marquer une forte accélération dans la lutte contre le changement climatique (l’agriculture contribue au cinquième de nos émissions de gaz à effet de serre) et l’érosion de la biodiversité (sans sommentaire). Manifestement, la transition écologique attendra des jours meilleurs. Il est bien connu que l’agriculture, dans notre pays, est co-gérée par le ministère et certaines organisations professionnelles. On a pu dire que le ministère de l’agriculture était en fait celui « des agriculteurs ». Plus précisément, de ceux qui tiennent les rênes de la profession, les plus puissants, qui s’accrochent à leur modèle, avec la complicité des industriels qui les fournissent en produits dont certains sont nocifs pour la nature et pour les humains. Voilà donc un groupe bien organisé qui n’a pas besoin de proportionnelle pour gagner des points. Il y est même probablement hostile car ce mode de scrutin réduirait fortement leur poids électoral, et par suite leur pouvoir.
D’autres groupes sociaux font l’objet de manœuvres plus ou moins sincères de la part des partis politiques pour obtenir leurs voix. Certaines professions, comme les professions libérales ou la monde de la culture, nettement moins bien organisées que les agriculteurs, les membres de communautés religieuses comme les catholiques intégristes. Chacun peut l’observer à l’approche des échéances. Il faut juste espérer que la multiplicité de ces groupes et leur hétérogénéité provoque une sorte de neutralisation de leur influence, mais ce n’est pas garanti. Il peut aussi avoir des convergences qui emportent le résultat.
La question d’une minorité qui impose ses vues présente donc des facettes paradoxales. Le développement durable nous conduit non seulement à accepter des changements profonds, mais surtout à les conduire nous-mêmes pour ne pas les subir. La lutte contre l’effet de serre est bien moins couteuse que les effets du changement climatique. Mais les résistances sont nombreuses, venant notamment des structures socio-économiques qui irriguent la société et qui se sont souvent donné pour mission de protéger leurs mandants, en cherchant à prolonger la situation, plutôt que de les encourager à entrer dans la dynamique de la nécessaire transformation. Une coalition de conservatismes, même minoritaires, peut ainsi retarder des mesures indispensables et coûter très cher à toute la société. L’immobilisme nous guette, il est d’ailleurs en marche, et rien ne pourra l’arrêter, si l’on en croit l’humoriste Binet (1). Comment surmonter cette contradiction, la force de l’immobilisme d’un côté, et l’impérieux besoin d’innover, et donc de prendre des risques de l’autre. Un beau sujet pour alimenter les débats à l’occasion des prochaines échéances.
1 - Dans son album « Monsieur le Ministre », aux éditions Fluide Glacial, 2014
Edito du 29 décembre 2021
- Vues : 869
Ajouter un Commentaire